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l’âme du Maroc

Fès à l’époque mérinide

Le déclin almohade commence à partir de la défaite de la bataille de las Navas de Tolosa, près de Jaén, en 1212, au cours de laquelle une puissante coalition chrétienne remporte une éclatante victoire sur les armées du calife an-Nāsir. À la mort de celui-ci, un an plus tard, l’empire entre dans une phase de décomposition. Son effondrement avait cependant pour origine les séditions internes, les rébellions et les luttes de succession qui minaient sa stabilité et ont fini par le détruire.

Le Maghreb se fractionna alors en trois États, perdant ainsi son unité politique, qui ne serait plus jamais recouvrée.

En Ifriqiya (actuelle Tunisie) s’implanta la dynastie hafside qui se réclamait l’héritière de la légitimité almohade. Ses fondateurs et premiers émirs avaient été gouverneurs de Séville. En raison de la poussée chrétienne dans la péninsule Ibérique, de nombreux notables andalous avaient commencé à émigrer en Afrique du Nord, où ils allaient exercer une énorme influence politique, militaire, artistique et culturelle.

Tlemcen passa sous le pouvoir de la dynastie abdelwadide (ou zayyanide), fragile militairement mais habile politiquement et qui, malgré les périodiques mises sous tutelle par ses puissants royaumes voisins, parvint à maintenir son indépendance, jusqu’à la conquête de son territoire par l’empire ottoman au milieu du XVIe siècle. La richesse de l’État des Zayyanides provenait du commerce qu’il canalisait entre le Maghreb oriental et les royaumes chrétiens de la Méditerranée.

Cette indépendance constitua un revers pour les dynasties marocaines rivales et pour Fès.

Les riches cités et les plaines fertiles du Maroc central commencèrent à susciter la convoitise des tribus mérinides qui vivaient de l’élevage dans les steppes désertiques du sud-est marocain. Ces clans avaient refusé de se soumettre au pouvoir almohade auquel ils s’étaient affrontés à plusieurs reprises, choisissant de vivre dans leur terroir, tout en répondant cependant à l’appel du calife almohade al-Mansūr dans ses luttes sur les terres d’al-Andalus. C’est ainsi qu’ils participèrent à la victoire sur le champ d’Alarcos en 1195, où mourut le premier émir mérinide Mahiou. Depuis, son fils ‘Abd al-Haq qui lui succéda, fut le véritable fondateur de la dynastie.

Les empires almoravide et almohade surgirent comme des mouvements religieux qui prêchaient le retour aux pures origines de l’Islam. Rapidement, ces mouvements se transformèrent en de puissantes dynasties, pour lesquelles la dimension politique et l’organisation de l’État prévalaient sur les autres considérations. Il est surprenant de constater comment certaines grandes tribus marocaines vivant dans des zones désertiques ou montagneuses, subissant toutes sortes de privations et de difficultés, furent capables d’assimiler en peu de temps la civilisation des régions conquises et de dominer de vastes territoires (du Sénégal jusqu’au fleuve Èbre, dans le cas des Almoravides), d’y organiser l’administration et le gouvernement, d’y fonder des villes, d’y promouvoir la culture et l’ économie, de les doter de splendides monuments qui ont perduré au fil des siècles, témoins du dynamisme et de la créativité du peuple.

Tour à tour, ces dynasties connurent le déclin, selon un processus analogue. Leur faiblesse avait pour germe l’énorme extension de leurs domaines, la mobilisation continue d’hommes et de richesses pour leur défense, l’existence d’armées mercenaires et surtout, l’incapacité d’intégrer les différentes couches de la société et d’établir des règles de succession admises par la majorité des sujets. La mort d’un souverain ouvrait fréquemment une période de luttes intestines, ce qui accentuait la fragilité intérieure et aiguisait les ambitions de tous ceux qui voulaient renverser les dynasties régnantes et occuper leur place.

Les Almohades tentèrent de recomposer leurs forces et de récupérer le contrôle de leurs territoires, mais en vain. Après la mort du sultan as-Sa‘īd en 1244 au cours d’affrontements dans la région de Tlemcen, les Mérinides s’imposèrent comme la nouvelle force, se rendant déjà maîtres de Meknès en 1245. Le 18 août 1248, l’émir mérinide Abū Yahyā fit son entrée dans la ville de Fès où il résida presque une année. Lorsqu’il partit à la conquête de nouveaux territoires, la ville se souleva, avec l’aide des milices chrétiennes. Abū Yahyā rebroussa chemin et assiégea la métropole, qui se rendit le 19 septembre 1250. Prenant sa vengeance, il ordonna l’exécution des chefs de la rébellion.

La conquête de Fès sonna le glas de la dynastie almohade. Au cours des années suivantes, le Maroc fut divisé en deux royaumes : d’une part celui des Mérinides, qui établirent leur capitale à Fès, et d’autre part ce qui restait de l’empire almohade, dont le centre du pouvoir demeura un certain temps à Marrakech. Les Mérinides conquirent alors Sijilmāssa et contrôlèrent les routes transsahariennes ainsi que le commerce de l’or avec le Soudan. Il faut signaler que le pouvoir et la richesse des dynasties maghrébines au cours de ces siècles s’étaient forgés grâce à l’abondance du précieux métal qui servait à frapper la monnaie, si sollicitée dans l’Espagne chrétienne. Le nom du fameux maravedí castillan dérive des murabitin (les Almoravides).

Les Mérinides finirent par conquérir Marrakech en 1269, sous le règne d’Abū Yūsuf (1258-1286) et ne tardèrent pas à se rendre maîtres des villes du nord du Maroc, dont Tanger et Sebta plus tard.

Lorsque la totalité du territoire marocain se trouva sous son contrôle, Abū Yūsuf se consacra à renforcer, agrandir et embellir Fès. Il créa en 1276 une nouvelle ville, Fās Jdid, Fès la Neuve, pour y héberger sa cour, les dépendances administratives et l’armée, une cité palatine qui était à la fois résidence et siège du pouvoir. La dynastie mérinide se différenciait ainsi des dynasties précédentes tout en se mettant à l’abri d’éventuels soulèvements des habitants de la vieille ville.

Les Mérinides firent de Fès la métropole religieuse du royaume du Maroc. N’étant pas auréolés d’une quelconque légitimité religieuse et ne pouvant se réclamer d’un lignage chérifien, ils choisirent de promouvoir les oulémas et docteurs de la loi qu’ils pouvaient utiliser, afin de garantir leur permanence au pouvoir.

À l’instar des dynasties almoravide et almohade, les Mérinides n’ont guère négligé les affaires de la péninsule Ibérique. La reconquête chrétienne avait progressé de telle sorte que l’Espagne musulmane, se réduisait à une frange relativement exiguë d’un territoire, s’étirant du Détroit de Gibraltar à la partie orientale de l’Andalousie. On a tendance à penser que l’intervention des Mérinides dans la péninsule Ibérique répondait au désir de se légitimer politiquement comme combattants de la foi face à l’avancée chrétienne, mais la réelle motivation était de consolider leurs domaines et d’éviter une possible expansion chrétienne ou nasride. La puissance militaire des Mérinides ne leur permettait guère de contenir la « Reconquista » et leurs interventions eurent de modestes résultats, mise à part l’occupation de quelques places fortes. Dans ce complexe et turbulent échiquier politique de la Méditerranée occidentale et du Nord de l’Afrique au XIVe siècle, les affrontements, les conquêtes et les retraites étaient continus entre les royaumes dont les limites territoriales n’étaient ni préétablies, ni respectées.Dès le début, les Mérinides se heurtèrent à une instabilité interne continue. Jamais ils ne renoncèrent à annexer le royaume de Tlemcen, y parvenant parfois, mais toujours de manière éphémère. Leurs relations avec le royaume nasride de Grenade, qui parvint même à occuper Sebta en 1306, ne furent pas non plus toujours amicales. Pour les Mérinides, il s’avérait prioritaire de contrôler les villes des deux rives du Détroit de Gibraltar et d’éviter l’effondrement du royaume nasride, qui jouait un rôle de contrefort face a une avancée chrétienne. C’est pourquoi ils prirent le contrôle d’Algésiras, où ils érigèrent une ville fortifiée (al-Binya), similaire à al-Mansūra, qu’ils avaient fondée près de Tlemcen.

Les Mérinides eurent ceci en commun avec toutes les autres dynasties marocaines qu’ils partageaient une même passion pour l’architecture et les beaux bâtiments. Ils firent bâtir des mosquées, des palais, des fortifications, des métropoles, des bains, des fontaines et des canalisations, aux quatre coins du pays. Malheureusement, leurs propres demeures, dont nous ne disposons que de quelques descriptions, ont disparu. Aussi cette période dynastique brille-t-elle par le raffinement de ses édifices religieux, tout spécialement les madrasas, filigranes pures, constructions d’une beauté exquise, dont on trouve difficilement dans les autres pays musulmans des oeuvres qui leur soient comparables.

On a coutume d’attribuer cette élégance à l’influence andalouse. « C’est l’Alhambra revue et interprétée », entend-on souvent. Cette délicatesse exhale sans nul doute des réminiscences andalouses.

Les architectes et artisans d’al-Andalus ont certainement apporté leurs connaissances et leur savoir-faire artistique. Mais il ne faut guère oublier que chacune des dynasties marocaines créa une architecture dotée de sa personnalité, même si elle s’abreuvait aux sources et s’inspirait de l’art provenant aussi bien de l’Orient que de l’Occident de l’Islam.

Les premières madrasas marocaines sont antérieures à la construction des palais de l’Alhambra. Cette splendide cité palatine suscite, chez ceux qui la contemplent, une émotion unique, en raison de la beauté de ses parements intérieurs et de sa position privilégiée. Les madrasas marocaines ne déméritent nullement en termes de finesse et de raffinement face aux palais de l’Alhambra. En les contemplant, on se sentirait transporté dans la cité nasride. Robert Irwin affirmait, dans son ouvrage The Alhambra, qu’il est possible « que les sultans mérinides aient utilisé les madrasas pour former un corps d’administrateurs et comme plateforme pour contrecarrer toute opposition religieuse. Et bien que certains auteurs comme L. Golvin décrivent les madrasas marocaines comme une imitation de l’Alhambra, il faudrait réviser cette interprétation, si nous examinons la chronologie de ces constructions et le développement des contacts culturels : c’est la Cour des Lions que nous devons considérer comme une imitation des madrasas marocaines ». Si cette affirmation peut paraître audacieuse, il ne faut pas oublier que le royaume mérinide, plus puissant que son voisin nasride, avait atteint son apogée lorsque l’on entreprit la construction des madrasas, et que les traditions architecturales y étaient mieux ancrées. On y bâtit en effet davantage de monuments et d’édifices que dans le royaume de Grenade.

À cet égard, le témoignage de Mármol de Carvajal, passé inaperçu, est particulièrement intéressant.

Après avoir passé quelques années à Fès comme captif, il écrivit sa grande oeuvre De l’Afrique, la deuxième en importance après celle de Léon l’Africain. Et voici ce qu’il rapporte au sujet des sultans de Grenade dans son livre La rébellion des Morisques : « Bien qu’ils eussent d’autres palais dans l’Ancienne Kasbah avec leurs jardins et vergers donnant sur la plaine, n’y vécurent pas, afin d’éviter le contact avec le peuple tapageur et curieux de nouvelles histoires ; pour cette raison, ils construisirent cette forteresse [de l’Alhambra], en dehors des murailles de la ville et à la fois près d’elle, imitant ainsi les rois de Fès, qui avaient fait la même chose quelques années auparavant.

Après avoir abandonné les palais qu’ils avaient dans la kasbah de Fès la Vieille, ils édifièrent la forteresse de Fès la Neuve, qu’ils appelèrent la Blanche, et où ils allaient vivre plus en sécurité dans leurs maisons et avec leurs familles. Les rois de Grenade ont ainsi toujours imité ceux de Fès : leurs villes, leurs positions, leurs aires, leurs édifices, leur gouvernement et tant d’autres aspects furent très similaires ».

Singulière affirmation, révélatrice et ignorée, et pourtant la plus ancienne que nous connaissions et qui date de l’année 1600. Ces constructions, ces monuments, cet art de vivre d’un grand raffinement furent possibles parce que les Mérinides firent de Fès le grand centre économique et commercial du royaume du Maroc. Toutes sortes de matières premières arrivaient dans la métropole, provenant d’horizons proches et lointains. Les artisans les transformaient en articles et produits divers, que les commerçants de la ville exportaient vers le Nord de l’Afrique, le Soudan et la Méditerranée chrétienne. Fès devint un emporium commercial et économique où affluaient délégations et ambassadeurs de tous les pays. Le puissant empereur du Ghana et du Mali, le Mansa Musa, dépêcha une mission spéciale à Fès « pour féliciter le sultan Abū al-Hassan de la victoire qu’il venait de remporter sur Tlemcen. Abū al-Hassan, sensible à cette attention, envoya à son tour au Mali une ambassade qui, retardée en route, y arriva en 1336, peu après l’avènement de l’empereur Sulaymān. Celui-ci ne voulut pas être en reste de politesse et fit parvenir au Sultan de Fès, qui était alors (1359) Abū Sālem, de somptueux cadeaux, auxquels son successeur, Mari Diata, ajouta une girafe : celle-ci fit une profonde impression sur les habitants de la cité ».

Durant le XIVe siècle, Fès a connu successivement des périodes d’essor et de régression. Après l’éclipse des premières décennies, elle vécut des moments de splendeur sous les règnes d’Abū al-Hassan (1331-51) et de son fils Abū ‘Inān (1351-58). Le premier remporta au début des victoires lors de ses interventions dans la péninsule Ibérique, récupérant Gibraltar et Algésiras, mais il fut finalement mis en échec lors de la bataille de Salado en 1340, qui marqua la fin de la présence mérinide de l’autre côté du Détroit. Il put ainsi concentrer son attention sur le Maghreb et parvint à se rendre maître de Tlemcen et Tunis, devenant de la sorte le grand seigneur du Nord de l’Afrique et réussissant presque à reconstituer l’unité perdue de l’empire almohade. Mais ses conquêtes furent éphémères : les habitants des territoires dominés, guère disposés à accepter le pouvoir mérinide, ne tardèrent pas à se rebeller et à recouvrer leur indépendance. A cette période, on érigea quelques-uns des monuments mérinides les plus somptueux, en particulier les madrasas (Abū al-Hassan ordonna la construction à Fès des madrasas Sahrij et Mesbahiya, et les mosquées al-Hamra’ et celle de Chrabliyine, tandis que Abū ‘Inān fit édifier la madrasa Bū ‘Ināniya en 1350).

Mais les nuages économiques allaient de nouveau planer sur le pays, ainsi que les sécheresses, les famines et, surtout, la Peste Noire, qui dévasta les deux rives de la Méditerranée, décimant plus de la moitié de la population et plongeant les habitants dans la tristesse, la douleur et la désolation.

Ibn Khaldūn lui-même, dans son autobiographie, nous fournit un témoignage de cette terrible épidémie qui provoqua la mort d’une grande partie des maîtres qui le formèrent y compris son père, à propos duquel il rapporte qu’il « mourut lors de la Grande Peste, en l’an 749 (1348) ». De ses maîtres, il nous dit : « il furent tous emportés par la Grande Peste », comme Abū Mūsa ibn al- Imām, qui revenant à sa ville natale, Tlemcen, « y demeura bien peu de temps avant de succomber à la peste dévastatrice en l’an 749 (1348) ».

L’assassinat d’Abū ‘Inān en 1258 précipita le pays dans l’anarchie. Les grandes familles du Makhzen élargirent leur influence et les vizirs devinrent les véritables détenteurs du pouvoir.

Malgré toutes ces dissensions et ces turbulences, Fès demeurait dans une large mesure le pôle d’attraction où résidaient les grands savants de l’époque. Ibn Battūta, Ibn Marzūq, Ibn Khaldūn et Ibn al-Khatīb s’y consacraient à leurs activités intellectuelles et politiques, mais ils y étaient soumis aux turbulences de la cour, au sort des souverains et aux bouleversements et remaniements au sein du pouvoir. Ainsi, rares furent les savants qui échappèrent à quelques années de geôle, voire à de plus graves dangers, comme Ibn al-Khatīb, assassiné sur ordre de son ancien souverain et ami Muhammad V, lequel obtint du sultan mérinide l’exécution de l’illustre polygraphe andalou.

D’autres menaces et périls pointaient à l’horizon : le Portugal au nord et la Tunisie à l’est. La conquête de Sebta par les Portugais, en 1415, signa le début de l’expansion lusitanienne sur le littoral atlantique marocain et son ultérieure progression le long des côtes africaines. Une expansion qui devait conduire, quelques années plus tard, à la découverte de la route de contournement du Cap de Bonne Espérance. Cette présence des Portugais au Maroc, et l’incapacité des Mérinides de les en expulser, provoquèrent le surgissement d’un mouvement de résistance nationale populaire conduit par des chefs religieux en marge du pouvoir des souverains. La désastreuse gestion du sultan ‘Abd al-Haq et sa propre impopularité furent telles que la ville de Fès se souleva en 1465 et renversa le monarque. Sa tête fut tranchée sur la requête d’un imam favorable aux Idrissides.

Triste fin pour une dynastie qui fit de Fès sa capitale, la choya, et l’orna de radieuses parures dont la beauté a perduré au fil des siècles. Fès demeure ainsi unie de manière irrémédiable à ces souverains qui l’aimèrent profondément.