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l’âme du Maroc

Fès almohade : une capitale

Malgré ses brutalités, la conquête almohade n’a pas détruit les structures de la société. Les nouveaux maîtres ont préféré négocier les redditions avec les élites citadines et, pragmatiques, ces dernières se sont ralliées pour préserver leurs vies et leurs biens. Abdelmoumen était conscient de l’importance du commerce pour le futur État. Après avoir promis à ses troupes de les autoriser à piller Marrakech à leur guise, il ramène le délai à trois jours et donne l’ordre d’épargner les commerçants. Les dignitaires de Fès, poussés par le puissant Ibn al-Jayyān, grand commis almoravide, prennent l’initiative de remettre la ville aux Almohades. Les chroniques ne cessent de rendre hommage à ces « hommes vertueux » qui ont eu l’intelligence d’épargner la cité et ses habitants ! Fès faisait déjà figure d’une cité policée ; les Lamtūna l’avaient dotée de bien des monuments et ont favorisé son essor commercial. Pour faire ressortir la spécificité de Fès sous les Almohades, il faut comparer certaines de ses activités à celles de Marrakech, la capitale officielle de la dynastie.

Rappelons que les Almohades avaient plusieurs capitales dont Séville, Fès et Tlemcen. Mais les souverains comme les élites s’inclinent devant la supériorité de Fès. Pour ne pas tomber dans l’hagiographie, cédons la parole à des notables almohades, parfois natifs de Marrakech.

La terminologie des sources atteste le rôle crucial de Fès ; la cité est qualifiée de Hadira par des historiographes patentés de la dynastie. Et le terme, précise al-Maqqarī, désigne dans la terminologie maghrébine le siège du pouvoir. La ville est aussi le pivot, Madar, la forteresse, qasba, le siège, qā‘ida et enfin la Mère des cités, Omm al-Qura. Les témoignages concordent depuis al-Idrissi jusqu’à Léon l’Africain pour célébrer les beaux monuments, la richesse des palais et des maisons, la prospérité et l’art de vivre des habitants de Fès.

Fès est la « vraie capitale du Maghreb » et soutient la comparaison avec les métropoles mythiques comme Damas ou Bagdad mais aussi Cordoue et Kairouan dont elle a recueilli plusieurs savants. L’auteur de Al-Mo‘jib ajoute que sa population est aussi aimable qu’intelligente et qu’elle parle le meilleur dialecte. Et les chroniqueurs almohades de préciser que Marrakech a été choisie comme capitale pour des raisons stratégiques et non parce qu’elle est plus digne que Fès de jouer ce rôle : « je ne crois pas qu’il y ait au monde de meilleure cité », conclut al-Murrākushi.

Fès est aussi une ville jalouse de sa mémoire et de son histoire. L’étrange opuscule consacré aux « grandes familles de Fès », en dépit de ses lacunes, a l’avantage de nous livrer la liste des grandes familles qui ont laissé leurs noms aux rues, marchés, funduqs, moulins, sources et plantations ! Des siècles après la fondation, les descendants du prêtre du feu du temple de Shaybouba sont toujours connus dans la cité. Rares sont les cités aussi marquées par leur histoire réelle ou fictive. À Fès on pouvait visiter la maison où a séjourné le cadi ‘Iyyād de Sebta, la mosquée fréquentée par Abū Madyān, etc. Les noms de bien des rues sont toujours l’écho de métiers disparus comme la rue des Tyaline (fabricants d’un type particulier de tamis). La ville est connue pour la diversité de ses activités et l’habileté de ses artisans.

Les élites se perpétuent gardant et cultivant la mémoire de la cité. On peut prendre comme exemple la famille des Banū Maljūm dont l’ancêtre ‘Umayr a été le ministre d’Idris II. À l’époque almohade les Banū Maljūm sont riches, savants et jouissent d’un grand prestige. Plusieurs membres sont connus pour leur amour des livres et possèdent de précieuses bibliothèques. ‘Abd ar-Rahmān ibn Maljūm, surnommé Abū Roqaya, est historien, généalogiste et poète, et sa fille unique Roqaya ainsi que son cousin ‘Abd ar-Rahīm sont des lettrés et des bibliophiles réputés. Un troisième membre de la famille, Abū al-Qāsim ibn Maljūm avait édifié un belvédère qui surplombe la maison des voisins. Suite à la plainte de ces derniers, al-Mansūr charge des experts de faire un rapport et une fois le préjudice établi, donne l’ordre de détruire la construction. Au pinacle de sa gloire, le calife fait de fréquents et longs séjours ; c’est une étape importante entre al-Andalus et Marrakech.

Si les Andalous sont nombreux à la cour, on a tendance à oublier le rôle des Fassis comme Ibn Habbūs, descendant de Mūsa ibn al-‘ fiya et chantre de la dynastie ; il n’a cessé de rivaliser avec ses pairs andalous et a laissé à ses descendants une immense fortune.

Le Kitāb al-Istibsār, rédigé en 1191 par un fervent partisan de la dynastie, contient une description dithyrambique de Fès. Pour l’auteur, peut-être un descendant de Ibn ‘Abd ar-Rabbihi, l’auteur de al-‘Iqd al-Farid, c’est la plus importante ville entre l’Égypte et le Maroc. Sensible aux problèmes d’irrigation, il rend hommage aux citadins qui ont su tirer un si grand profit de leurs sources et rivières. C’est une ville chère à la dynastie, al-‘Amr al-‘Azīz, comme l’appelle le pouvoir.

Évoquant la prospérité de Fès, il constate que les habitants n’auraient d’autres soucis que de s’enrichir ce qui pousse les envieux à les taxer d’avarice. Le poète satirique Abū al-Qāsim al-Bakki a fait preuve d’une verve féroce contre les gens de Fès ; sermonné par le soufi et savant Ibn Hirzihim, il réplique qu’il était sûr de gagner le Paradis en les persiflant. Cette anecdote permet d’affirmer que Fès avait acquis une personnalité avec une bourgeoisie qui aime son confort, soigne ses maisons et recherche les produits raffinés comme les riches soieries et les parfums exotiques.

Les chroniques insistent sur le luxe que n’hésitent pas à étaler les lettrés en dépit du credo officiel.

Ibn Sa‘īd évoque le cas de l’un des grands poètes, Abū Hafs ‘Omar Sulāmi originaire de Fès.

Issu d’une riche famille de dignitaires, il est aussi savant que poète talentueux de muwashahāt ; il est célèbre pour son élégance et son raffinement ; il a un faible pour les parfums et ses vêtements en sont toujours imbibés même après lavage. Les chroniqueurs comparent sa maison au… Paradis ! Nommé par al-Mansūr cadi à Séville il y meurt sous le règne d’an-Nāsir.

Fès a déjà des catégories sociales bien individualisées et le tempérament de ses habitants les distingue des autres maghrébins. Marrakech reste une cité de passage qui n’a pas encore réussi à se doter d’un caractère particulier qu’on pourrait discerner dans les textes. Des personnalités comme Ibn Rushd et les Banū Zuhr gardent d’étroites relations avec leur patrie et s’y font inhumer ! Bien des événements importants se déroulent à Fès et quand al-Mansūr décide de se débarrasser des ouvrages de furu‘, l’autodafé se déroule à Fès.

Les juifs de Fès ne sont pas moins entreprenants que leurs concitoyens musulmans. Leur installation coïncide avec la fondation de la cité et leur nombre n’a cessé de croître, ce qui a donné naissance à un adage dès le XIe siècle : Fās blad bla Nās, Fès est une cité sans citoyens. La légende de l’extermination almohade des juifs ne résiste guère à l’analyse. Leur nombre est suffisamment important au début des Mérinides pour que leur contribution aux travaux de Fès-Jdid soit conséquente ; leur influence est énorme et l’on dénombre plusieurs savants parmi eux, dont Ibn Makhlūf évoqué par Ibn Khaldūn dans son autobiographie. Leur rôle dans le commerce et à l’Hôtel de la Monnaie est bien souvent commenté mais il ne faut pas oublier leur poids dans la politique de la dynastie. Cette présence exclut la légende de leur élimination. Il faudrait aussi rappeler que ce sont les Mérinides qui les ont installés dans un quartier spécifique.

Originaire de Marrakech, familier de la Cour, ‘Abd al-Wahīd al-Murrākushi a séjourné à Cordoue et à Séville avant de se fixer en Orient où il rédige son livre en 1224. Il affirme que Fès est « l’unique ville au monde qui produit tout ce dont elle a besoin » et n’importe que les articles de luxe, soit les parfums et les épices qui viennent de l’Inde. L’auteur poursuit son éloge, « si Fès peut aisément se passer des autres régions, ces dernières ne peuvent survivre sans elle », et de conclure « je ne crois pas qu’il y ait au monde une ville comparable ».

Ibn Tūmart avait été scandalisé par la liberté des moeurs et le laxisme des habitants de Fès ; les nombreuses boutiques qui vendaient toutes sortes d’instruments de musique dont des tambours, des castagnettes, des flûtes, des rotes, des rababs et guitares avaient déchaîné sa fureur. Mais il n’a pas réussi à faire disparaître les traditions musicales de la cité !

Le rôle de Fès dans l’économie du Maghreb n’est plus à démontrer et son implication dans le commerce saharien, ses relations avec l’Afrique profonde lui ont permis de maîtriser et d’influencer le mouvement intellectuel au sud du Sahara, en particulier à Tombouctou.

Contrairement à Marrakech, Fès a toujours maîtrisé son espace et les citadins n’ont cessé d’avoir des propriétés à l’extérieur des remparts. Ils y séjournent au printemps et en été et y préparent leurs provisions pour l’hiver : fruits secs, olives et la fameuse viande khli‘ confite indispensable. Ibn Munqidh, ambassadeur de Saladin, témoigne à la fin du XIIe siècle :

« on m’emmena, pour me divertir, hors de la ville de Fez, dans un jardin, al-Buhayra, appelé ‘la Merveille’, qui vaut quarante-cinq mille dinars. On y voit un bassin que j’ai mesuré et qui a deux cent seize coudées de côté, et dont le tour est de huit cent soixante-quatre coudées ; et ils en ont de plus grands encore ».

Les palais des dignitaires de Marrakech vivent en autarcie, ce qui ne favorise guère les échanges : « Chacun de ses palais, écrit Ibn Sa‘īd, est indépendant : il a ses habitations, ses jardins, son bain, ses écuries, ses eaux, etc… de sorte que le maître du logis ferme sa porte sur ses domestiques, sur ses proches, et sur toutes les choses dont il a besoin ; pas une des femmes ne sort de la maison ; ils n’achètent rien de leur nourriture au marché ; les enfants n’étudient point à une école extérieure » (cité d’après Gaudefroy Demombynes).

Les sources d’eau font l’objet de soins vigilants et les citadins n’hésitent pas à s’en prendre aux paysans qui pourraient menacer l’approvisionnement. La majorité des maisons disposent de canalisation d’eau. Les industries générées par cette abondance d’eau sont très variées mais on peut se contenter de citer les nombreux moulins. Il est significatif que le seul recensement économique que nous connaissons date de l’époque almohade et concerne Fès !

L’importance de la cité comme centre soufi est illustrée par deux personnages hors du commun tous les deux andalous. Parti de Séville en quête de Dieu, Abū Madyān séjourne à Marrakech avant de recevoir le conseil suivant : « Si tu veux te consacrer à Dieu, pars pour Fès ». Et le soufi séjourne assez longtemps dans la cité pour laisser son nom à l’une de ses mosquées, Jāmi‘ as-Sābirine. Il prend part au pèlerinage organisé au thaumaturge Abū Ya‘za et y reçoit son initiation ! Un peu plus tard Ibn ‘Arabi, Sheikh al-Akbar, vit les moments décisifs de sa trajectoire spirituelle dans la cité. Pour Claude Addas, « si Ibn ‘Arabi avait eu à choisir un nom symbolique pour la ville de Fès, il l’eût sans doute appelée Nūr, Lumière ». Un autre soufi, Yaskar, ascète intransigeant, est chargé par le calife an-Nāsir du contrôle des grands travaux et embellissements de la cité.

Le corpus hagiographique de Tamimi, antérieur à celui de Tādili, recense un nombre importants d’humbles habitants de Fès impliqués dans le mouvement soufi ; à Marrakech ce courant semble attirer davantage les étrangers. Notons que Marrakech tombe en ruine dès que le siège du pouvoir se déplace dans une autre cité alors que Fès résiste. La ville a généré une catégorie sociale, riche et quelque peu égoïste ou indifférente aux malheurs des exilés, ce qui pousse un autre grand mystique, Ibn ‘Abbād de Ronda, à se plaindre dans cette lettre envoyée à un correspondant : « Si j’étais rentré chez vous, à Fès, ville des seigneurs et des grands hommes où chacun de vous s’isole dans sa maison, son verger, ses eaux et sa propriété m’abandonnant dans ma chambrette, si exigüe de surface et si étroite de dimension, misérable aux yeux des passants, et où il n’y avait ni arbres, ni lumières, ni fleurs, tu n’aurais pas eu cette lettre ».