• Fondation Benjelloun Mezian
  • +34 958 291 306
  • almed@almed.net
l’âme du Maroc

Fès au féminin

Beaucoup a été écrit sur Fès, sa création, son histoire, son statut de capitale, ses hommes, ses us et coutumes… mais peu de place a été consacrée à ses femmes. Dans les temps reculés, à Fès comme dans le reste du Maroc et, dans une certaine mesure, partout ailleurs dans le monde, la société était scindée en deux : l’espace public extérieur qui constituait le monde des hommes et l’espace privé familial, intérieur, qui était celui des femmes par excellence. Ainsi donc la femme fassie, qu’elle soit de confession musulmane ou juive, ne participait qu’à de rares exceptions à la vie politique, spirituelle ou culturelle de la ville. Son activité était centrée sur la gestion de son foyer, l’éducation et la formation sociale de ses enfants, garçons et filles, et sur la sauvegarde de la tradition, dont elle est dépositaire.

Dans les milieux musulmans, l’instruction préscolaire des garçons était confiée dès l’âge de trois ou quatre ans aux faqihs, maîtres dans les écoles coraniques, msides, pour l’apprentissage des rudiments de l’écriture et de la lecture, et la mémorisation du Coran avant qu’ils n’intègrent le système éducatif dans les établissements publics. Pour les filles, à peu près au même âge, la formation était assurée au sein des familles mêmes par les mères, les tantes ou les grand mères ; les esclaves blanches ou noires, parfois concubines, souvent personnes de confiance et dévouées, en service au sein des familles y contribuaient également. Cette tâche pouvait aussi être confiée à dar lfqiha où les filles s’initiaient à la lecture et à l’écriture et commençaient à mémoriser le Coran, ou à dar lm‘allma, maison souvent voisine d’une femme de savoir-faire et de réputation avérés qui apprenait aux jeunes filles à être habiles de leurs doigts – couture, broderie –, à faire leurs premiers pas dans l’art culinaire, la bonne tenue de la maison et autres tâches ménagères. Les familles les plus aisées avaient recours à des précepteurs qui venaient dispenser à domicile une instruction un peu plus avancée à leurs filles.

Très tôt, celles-ci consacraient des mois, voire des années, à la longue tâche de réaliser au point de broderie, tarz al-gharza – point de Fès –, les housses des sofas et des coussins de leur futur salon : véritables oeuvres d’art et preuves de dextérité et de patience. Mariées à un âge très précoce (parfois autour de douze ans), les jeunes fassies passaient de l’autorité du père à celle du mari, se pliant aux usages d’alors, dont la polygamie, et se mouvant, sauf rares exceptions, dans l’espace intérieur des demeures.

Cette éducation traditionnelle était sensiblement pareille dans les milieux juifs fassis, mises à part les particularités dictées par la confession religieuse et la présence plus marquée des femmes dans les rues du mellah, visage découvert.

Les observateurs, surtout étrangers, de la vie sociale à Fès, ont présenté celle des femmes, partagée entre leur lieu de résidence, les sorties au hammam – bain maure – ou pour se rendre à des fêtes familiales (baptême, circoncision, mariage...) et se prélassant aux terrasses des maisons, véritables lieux de contacts et d’échanges.

Une des distractions très prisées par les fassies semble avoir échappé aux observateurs. Il s’agit des nzahas ou sorties à la campagne des environs de la ville, organisées habituellement par les familles durant la saison du printemps. Au sein de la nature bucolique, les femmes donnaient libre cours à leur joie et leur émerveillement en chantant, au milieu des rires et des youyous, des poésies populaires la’aroubis – terme dérivé de roubaiyat ou quatrains – de leur création ou sauvegardées dans la mémoire féminine au sein des familles et transmises de génération en génération. Ces poésies avaient essentiellement pour thème l’amour : ravissement de l’amour, tristesse causée par l’éloignement ou l’abandon du bien-aimé. L’érudit Mohammed al-Fassi a consacré une étude à ces poèmes et en a publié un recueil dont les auteurs femmes, dit-il, craignant le qu’en dira-t-on, préféraient garder l’anonymat.

Nonobstant ce qui précède, l’histoire a retenu les noms de femmes fassies – rares, il est vrai – qui ont bravé la tradition et ont réussi à se faire une place dans l’espace public, se distinguant dans des domaines qui leur étaient interdits. Tel est le cas, par exemple, sous les idrissides, de Kenza al- Mardhia, fille d’Ishaq ibn Mohamed, chef de la tribu amazigh ‘Awraba et épouse d’Idris I (788-791) qui, après l’empoisonnement de ce dernier, puis la naissance de son fils – futur Idris II (803-829) – a veillé à son éducation, l’a protégé contre un possible assassinat et n’a cessé de le conseiller dans la difficile tâche d’asseoir son autorité politique et d’élargir son territoire malgré son très jeune âge.

Dotée d’un sens politique profond, elle fut ainsi conseillère de son fils, puis de son petit fils Yahyā II par la suite.

Si Idris II a compté avec l’appui de sa mère Kenza pour prendre les rênes du pouvoir et le consolider, il a trouvé en son épouse Hasna bent Soleimane ibn Mohamed an-Najaï, une habile conseillère.

C’est elle qui lui a suggéré de décentraliser le gouvernement au profit de ses frères afin d’éviter les scissions tribales qui auraient affaibli son pouvoir. Les historiens ne la mentionnent que très rarement.

C’est à nouveau une femme, Atika, fille de ‘Ali ibn ‘Omar, prince idrisside et émir de Senhaja, de Ghmara et des pays du Rif, qui a sauvé la dynastie durant le court règne de son mari Yahyā II grâce à son sens politique hors pair. Elle vint ainsi à son secours, suite à une mauvaise passe qui a provoqué des révoltes populaires et l’aida à se réfugier en Andalousie où il s’éteignit peu après son arrivée. La dynastie affrontant une situation critique, elle fit appel à son père, lequel finit par être désigné pour succéder à Yahyā II.

Deux autres femmes, Fatima Zahra Oum el-Banin al-Fihriyya et sa soeur Meriem, se sont rendues célèbres sous les idrissides dans le registre de la spiritualité, le savoir et la culture. Arrivées très jeunes à Fès en provenance de Kairouan, elles étaient dotées de vertus exemplaires : piété, générosité, érudition… Elles ont alors consacré à leur communauté d’adoption la grande fortune héritée de leur père. La première dont la devise était : « oeuvrer dans ce bas monde pour satisfaire Dieu et construire son au-delà » décida la construction de la mosquée Qarawiyyine (859) et la seconde, de la mosquée des Andalous. La Qarawiyyine, qui est l’une des plus anciennes universités du monde, devint rapidement un pôle religieux, culturel et scientifique, dispensant des enseignements dans des disciplines variées : théologie, philosophie, grammaire, médecine, mathématiques, astrologie… Elle attirait des érudits du monde entier et produisit de grands penseurs, théologiens, philosophes et astrologues. Sous le règne de Yahya ben Muhammad, cette mosquée est devenue le symbole de Fès, ville au rayonnement prestigieux au niveau mondial.

Sous les Mérinides, des femmes fassies de grande culture se sont distinguées, pour leur part, dans le domaine de la poésie, comme Sarra al-Halabia qui dédia de nombreux poèmes à des figures littéraires et scientifiques de son époque ; d’autres ont brillé dans les sciences juridiques, telles que les filles de Mohamed al-Abdoussi, d’autres encore ont acquis des connaissances dans le domaine du savoir religieux à travers leur activité comme copistes. Les noms cités et de nombreux autres restés dans l’anonymat nécessitent une recherche historique approfondie.

Ces exemples qui ne sont pas la norme, il est vrai, montrent comment à l’époque médiévale la femme de Fès a contribué à la vie politique, spirituelle et culturelle de sa ville grâce à son habileté et à son intelligence.

Fès, véritable carrefour de civilisations, fut une ville d’accueil pour de nombreuses familles venues d’Andalousie, suite à la reconquête chrétienne et à l’expulsion des juifs et des morisques.

Son caractère multiculturel en fut encore plus marqué. Tout en perpétuant sa culture ancestrale, son mode d’existence, elle a été réceptive, souvent à travers les femmes, aux traditions, aux us et coutumes, aux arts (musique andalouse, mode vestimentaire…), à la gastronomie (la pastilla, la m’rouzia, le mélange de sucré et de salé…) des nouveaux venus arabes, berbères et juifs.

Dans son ouvrage Le Maroc inconnu (1872-1893), Auguste Mouliéras cite une femme à Fès sous le règne du sultan alaouite Moulay Hassan, El-Aliya, fille de Tayeb ben Kirane qui enseignait à la mosquée des Andalous : « Une femme arabe professeur de logique ! […] Une intelligence marocaine plane dans les régions élevées de la science », écrit-il. Ce n’était certainement pas la seule femme qui s’était distinguée à Fès à cette époque, mais là encore, une tranche de notre histoire reste à faire pour sortir de l’oubli cette « face cachée » du Maroc.

Au début de ce même siècle, nous est parvenue l’histoire tragique de la jeune juive Sol (ou Solica) Hachuel (1817-1834), qui a secoué la population fassie tout entière. Native de Tanger, elle fut décapitée à l’âge de dix-sept ans sur la place publique à Fès, après une réclusion de quatre années dans des conditions inhumaines. Accusée d’apostasie de l’Islam, elle a clamé jusqu’à son dernier souffle sa foi. Considérée depuis comme une sainte, sa tombe est visitée tant par les juifs que par les musulmans. Elle a ainsi rejoint la liste des saints partagés entre les deux communautés.

À l’époque du protectorat, les sociétés musulmanes et juives, attachées chacune à sa foi et à ses croyances, ont su tisser entre elles un espace de confiance profonde, de coexistence paisible et de symbiose véritable. Même si les femmes juives, femmes au foyer, couturières, sage femmes… habitaient le Mellah – leur quartier réservé près du palais par mesure de protection, surtout durant les périodes de tourmente –, elles entretenaient de constantes relations professionnelles ou conviviales avec leurs concitoyennes musulmanes. Le film Adieu mères , du réalisateur Mohamed Ismail, retrace de façon émouvante ces relations solidaires intercommunautaires et le déchirement qu’a supposé pour la communauté juive le départ massif de leur ville et de leur terre d’origine, suite aux pressions subies par Israël, après la guerre des six jours (1967).

La composante historique juive du Maroc date de plus de deux mille ans. Indissociable de notre identité nationale et judicieusement soulignée dans la constitution de 2011, elle n’est malheureusement pas assez prise en compte aujourd’hui. Elle requiert une « réappropriation » au niveau national et peut contribuer à faire la lumière sur de nombreux aspects du vivre ensemble harmonieux entre les deux communautés religieuses fassies.

Les nationalistes qui luttaient pour l’indépendance du Maroc, nourris par les préceptes de l’Islam, inspirés d’une part par les idées de la Nahda – renaissance culturelle et religieuse égyptienne dont les figures de proue sont Qasim Amin et Mohamed Abdou – et du modèle de développement occidental, projetaient la modernisation du pays dans de nombreux domaines. Dans leur vision du futur, cette modernisation passait par l’accès des filles à l’éducation et à la formation. Le discours prononcé par la Princesse Lalla Aïcha à Tanger en 1947 s’inscrit dans cette vision et résume bien le chemin que doit emprunter la femme pour contribuer à l’avènement d’un Maroc moderne ainsi qu’à sa marche vers le progrès et le développement. Fès, capitale culturelle et spirituelle du Maroc, ville longtemps à l’avant-garde dans de nombreux domaines, fut réceptive à pareille vision.

Aussi bien dans les villes que dans les campagnes, les femmes se sont mobilisées pour la lutte contre le colonialisme, constituant aux côtés des hommes un précieux soutien moral, surtout dans les moments difficiles d’emprisonnement ou d’exil, et participant à la circulation des armes et des messages secrets. Bien des femmes de Fès et sa région se sont engagées au sein du mouvement nationaliste. C’est ainsi par exemple que Malika al-Fassi (1919-2007), érudite et militante passionnée de politique dès son jeune âge, fut signataire du manifeste de l’indépendance (11 janvier 1944). Elle fut d’ailleurs la seule femme parmi l’ensemble des soixante-sept signataires.

Membre active du parti de l’Istiqlal dès sa fondation en 1943, elle y créa une section féminine pour l’encadrement de ses consoeurs et se mobilisa pour l’abandon du voile, considéré comme symbole de servitude de la femme.

Si la figure de Malika al-Fassi se détache dans le panorama politique, parmi la masse des fassies anonymes engagées de cette époque, d’autres noms se sont rendus célèbres dans les domaines les plus divers, telles que Habiba Bourkadi, Zhor Lazrak, Fettouma Kabbaj… qui furent les premières femmes diplômées ‘ālimātes – savantes – de la Qarawiyyine ; Touria Chaoui (1936-1956), première femme militante dont l’image qui a marqué les esprits est celle de la jeune pilote dispersant du haut de son avion des tracts célébrant le retour d’exil du Roi Mohamed V. Elle est ainsi restée dans la mémoire de ses contemporains comme l’icône de l’émancipation de la femme marocaine fassie, morte assassinée à la fleur de l’âge, probablement pour ses idées modernistes et son engagement politique.

La mémoire collective a préservé par ailleurs la figure emblématique de Zahra al-Fassiya (1905- 1994), pour sa contribution à la fusion entre les artistes juifs et la culture populaire marocaine, notamment dans le domaine de la chanson populaire en arabe darija.

Ce sont là quelques unes des fassies pionnières qui ont défié les usages en investissant des champs d’activité jusque-là réservés aux hommes, tels que la politique et le savoir et ce, grâce à leur intelligence, leur courage, leurs convictions, leur encadrement familial. La plupart d’entre elles sont issues de familles bourgeoises, lettrées, militantes et sont les mères, les épouses, les soeurs ou les filles d’hommes célèbres auprès desquels elles ont pu s’épanouir. Mais il faut, hélas, reconnaître qu’il s’agit là aussi d’exceptions et que l’histoire reste silencieuse au sujet de leur implication dans la vie de la cité.

Avec l’indépendance du pays et l’élaboration de la constitution, puis de ses réformes successives, la voie fut désormais ouverte, non seulement à une petite élite privilégiée, mais à toutes les femmes qui ont pu, à travers le temps, avoir accès à l’éducation et à la formation, avec droit de vote et d’éligibilité. Ceci a ouvert devant elles les perspectives de promotion, sans qu’elles échappent pour autant à leur rôle de mère et de dépositaire de la tradition au sein du foyer.

Elles ont alors pu accéder à des domaines d’activité réservés auparavant aux hommes et d’être présentes dans le monde politique, diplomatique et financier, et celui du savoir, de la création littéraire, du journalisme, des arts plastiques, de la dramaturgie, du 7e art, mais également d’être avocates, médecins ou pilotes d’avion de ligne. Dans la société civile, leur militantisme a, en revanche, souvent privilégié le monde associatif avec une prédilection pour les thèmes de la famille, le droit des femmes, la santé et l’écologie.

Si Fès, en tant que capitale intellectuelle, semblait durant un certain temps offrir à la femme un environnement favorisant l’accès à la modernité, aujourd’hui, elle n’est plus à l’avant-garde du fait de l’uniformisation des opportunités à travers le pays et, il faut le reconnaître, le maintien d’un certain traditionalisme. En outre, malgré l’accès en théorie des fassies, à l’instar des autres femmes à travers le pays, aux mêmes droits et obligations que les hommes, ni les unes ni les autres ne bénéficient d’une participation égalitaire. En effet, même si leur situation s’améliore, elles ne sont pas nombreuses dans les hautes sphères du pouvoir et les postes de responsabilité. Elles n’arrivent que rarement à briser ce « plafond de verre » invisible créé par les préjugés, les stéréotypes et les discriminations qui constituent pour elles un écueil majeur.

Toutefois, grâce aux récentes réformes de la constitution et du statut de la famille, notamment en ce qui concerne le partage équitable de la responsabilité au sein du foyer, le principe de parité et de jouissance de la citoyenneté à part entière, tous les espoirs sont permis. Les fassies, à l’égal de leurs compatriotes, sont pleinement conscientes du rôle qu’elles peuvent jouer dans la consolidation de la démocratie et l’édification de la société du savoir car elles représentent une force motrice pour le développement et le progrès. Ces femmes souhaitent que leurs perceptions et leurs aspirations puissent enrichir la réflexion et l’action dans une complémentarité avec l’homme pour relever les grands défis actuels au niveau national, régional et international et espèrent que le futur puisse se conjuguer de façon plus harmonieuse au féminin.

Aujourd’hui, la femme fassie est particulièrement fière et honorée que l’épouse de S. M. le Roi Mohamed VI – que Dieu le protège – soit native de Fès. Aimée et admirée de tous, S. A. R. la Princesse Lalla Salma, dotée de hautes qualités intelectuelles et humaines, ne se cantonne pas à son statut de Princesse ou à un quelconque rÔle honorifique, elle est impliquée personnellement pour la lutte contre le cancer, dans la cadre de son association ALSLC, et accorde à l’éducation un rÔle essentiel pour lutter contre l’ignorance, l’ostracisme, le fanatisme et l’extrémisme. Elle est le miroir d’un Maroc en pleine mutation, respectueux de son identité et où s’allient harmonieusement tradition et modernité ; un Maroc qui offre de multiples opportunités à la contribution de la femme au progrès et au développement du pays.