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l’âme du Maroc

Fès, militante de l’indépendance

Le XXe siècle commençait de manière bien tragique pour le Royaume et pour sa capitale, Fès, qui se recroquevillait au pied de ses collines couvertes d’oliviers. Les nouvelles qui parvenaient des provinces étaient préoccupantes : Casablanca, ce petit port de la côte atlantique, avait vu débarquer les troupes françaises. Mais ce n’était pas là un coup de main comme on en avait l’habitude depuis des siècles, une expédition punitive contre les corsaires marocains. Non, l’étranger semblait vouloir se maintenir et avançait vers l’intérieur. On dit même que les troupes du Sultan Moulay Hafid, venues de Marrakech, n’avaient pu stopper l’invasion. La Chaouia était occupée, Rabat était prise. À l’est sur cette frontière en effervescence depuis l’occupation du Maghreb central, Oujda, elle aussi était investie. L’étranger semblait vouloir prendre en tenaille le Royaume, et, sauf miracle, le Maroc allait se retrouver sous la férule française, comme Alger, comme Tunis…

Depuis la fin du siècle précédent, Fès n’avait cessé de sonner l’alarme. Ses lettrés ne s’étaient-ils pas opposés à « l’ouverture » du pays, au développement des relations commerciales avec les « États de l’outre mer », les pays européens, à l’installation de leurs ressortissants sur le sol marocain ? N’avaient-ils pas dénoncé ces « ahl al bassport », ces Marocains, associés à des Européens, qui détenaient un passeport étranger et échappaient ainsi à la justice locale et à l’impôt ? N’avaient-ils pas soutenu avec force le Sultan Moulay ‘Abdelaziz, lorsque l’ambassadeur Saint-René Taillandier était venu jusqu’à Fès, en janvier 1905, lui proposer de laisser les Français contrôler l’armée pour calmer la révolte qu’ils avaient contribué à attiser, de leur octroyer des avantages économiques pour faire face à une dette qu’ils l’avaient poussé à contracter ? N’avaient-ils pas soutenu le Sultan Moulay Hafid, élevé au rang du Sultan du jihād, contre son frère Moulay ‘Abdelaziz, qui se révélait incapable de résister aux pressions étrangères ?

Mais il faut dire aussi que l’appât du gain avait aveuglé plus d’un sur les conséquences de « l’ouverture » : des commerçants de Fès, de « grandes familles » pourtant, s’associaient aux étrangers, les aidaient à élargir leurs intérêts dans le pays et s’en allaient même vivre auprès d’eux, sur le sol européen, créant des entreprises commerciales à Marseille et même plus loin vers le nord, à Manchester.

Le gain n’était pas la cause de tout : à la fin du siècle précédent, Moulay Hassan, le grand Hassan I lui-même, voulant réformer l’armée pour défendre le Royaume, accueillit pendant des années des instructeurs français, espagnols, anglais, italiens et allemands…qui eurent tout le loisir d’explorer le pays et d’en préparer la conquête ! L’atmosphère déjà bien sombre s’alourdit brutalement début 1911. Alors qu’à travers tout le Royaume, à l’est comme à l’ouest, des hommes se levaient pour combattre l’invasion, une funeste nouvelle se répandit à Fès. L’ennemi marchait sur la ville sainte ! Des messagers annonçaient de fortes concentrations à Rabat de troupes qui se préparaient pour l’offensive. Dans la ville même, les consuls étrangers s’apprêtaient à évacuer leurs ressortissants.

Au printemps 1911, plusieurs colonnes sortirent de Casablanca, de Rabat et de Kénitra et se dirigèrent sur Fès pour l’encercler à partir du nord mais aussi du sud et de l’ouest. La principale armée, vingt mille hommes lourdement armés et dirigés par le général Moinier, était chargée d’investir la ville. Mais la France n’avait pas encore les mains libres au Maroc. L’Allemagne continuait de contester la domination que voulait imposer le gouvernement français à toute l’Afrique du Nord. Aussi, celuici fut-il obligé d’inventer des prétextes à cette marche sur Fès. Les militaires français, pour légitimer leur action, alléguèrent que le Sultan, assiégé dans Fès par les tribus et menacé par « la sédition », les aurait appelés à son secours. « Contrairement au récit falsifié, qui ne put être contesté jusqu’à l’ouverture des archives, écrit l’historien Charles-André Julien, Moulay Hafid ne fit aucune démarche autonome en vue d’obtenir la coopération de l’armée française ». Un autre prétexte évoqué était la menace que faisait planer sur la colonie étrangère installée dans la ville sainte, les tribus révoltées, en vérité mobilisées contre l’invasion. La cause réelle de cette expédition était la crainte de voir le Sultan Moulay Hafid prendre la tête du soulèvement et lui donner ainsi une dimension nationale.

Les troupes françaises contournèrent la forêt de la Mamora où elles pouvaient difficilement faire usage de l’artillerie contre les résistants. Une partie de l’armée se dirigea vers le nord-ouest et, longeant les collines prérifaines, atteignit le col de Zegota. Une autre aile traversa le plateau du Saïs par le piémont de l’Atlas, avant de bifurquer vers Fès, plus au nord. La résistance des tribus, dispersées et sans commandement unifié, ne put arrêter l’invasion. Les troupes du général Moinier entrèrent à Fès le 21 mars, guettées par une population abasourdie par un tel déploiement de force.

Lorsqu’elles entreprirent d’établir leurs quartiers à cinq kilomètres de la ville ancienne, à Dār Dbibagh, on sut qu’elles s’installaient là pour longtemps. Jamais Fès n’avait été occupée par une force étrangère, sauf pendant quelques semaines par les troupes turques, au XVIe siècle, aux débuts de la dynastie sa‘adienne alors qu’elle combattait les derniers Wattassides.

La ville s’habituait mal à l’occupation. Des incidents quotidiens opposaient les Marocains aux étrangers. Tous savaient que la France voulait imposer au Sultan un traité de protectorat. Tous savaient qu’une explosion de colère était imminente.

Les troubles commencèrent le 17 avril 1912, par une mutinerie de l’armée marocaine stationnée à la Kasbah des Cherarda. Les hommes se révoltaient contre les officiers français qui voulaient leur imposer de nouvelles règles. Les soldats envahirent le quartier du Douh où vivait la colonie étrangère et attaquèrent les étrangers, militaires et civils. Le mellah fut envahi et les juifs, soupçonnés d’être favorables à la domination française, trouvèrent refuge dans les jardins du palais royal. De Fès Jdid, la révolte s’étendit à toute la médina. Du haut des minarets, on appelait au jihād. « L’espace de quelques journées, la foule communie dans le flamboiement d’une ivresse dionysiaque autodestructrice : détruire, dit-elle, puisque Fès ne sera plus Fès ». Le 25 mai la ville était sur le point d’être libérée du joug de l’armée française. Mais celle-ci, à partir de ses casernes de Dār Dbibagh intervint et fit donner l’artillerie contre la ville. Les dégâts furent considérables, les pertes humaines importantes.

« La grande rue du Mellah n’est plus qu’un amas de ruines où gisent des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants conséquence tout à la fois des massacres commis par les émeutiers et des bombardements par l’artillerie pour déloger les révoltés ».

L’état de siège fut décrété. Après ces sanglants événements, la ville se fit silencieuse pendant plusieurs années, pansant ses plaies. Elle resta sourde aux appels à la résistance lancés par Mohammed ben ‘Abdelkrim dans le Rif ou par les chefs des tribus de l’Atlas qui résistèrent à la conquête jusqu’au début des années trente. Pourtant, quelques jeunes gens, galvanisés par les échos des combats que menait Mohammed ben ‘Abdelkrim, tentèrent de le rejoindre dans la montagne et continuèrent de subir, bien des années après la défaite du héros rifain, les harcèlements de l’administration coloniale. L’un d’entre eux, fils de notable, écrit dans l’un des premiers journaux nationalistes fondés à Fès au début des années trente : « …Pendant la guerre du Rif, je n’étais que dans le Rif, c’est-à-dire en terre marocaine (…). Je n’étais donc pas traître à mon pays ».

Cependant, Fès, encerclée par un chapelet de casernes, était en vérité impuissante et ne pouvait guère apporter son soutien à ceux qui poursuivaient la lutte dans la montagne. Elle savait aussi, d’expérience, que toute résistance armée était, pour l’heure, condamnée à l’échec, car que pouvait le fusil à un coup contre les mortiers, contre l’aviation ? La ville tentait de faire bonne figure. L’afflux des étrangers, surtout français et algériens, militaires ou civils, la construction de routes carrossables, la sécurisation des grands axes vers les côtes atlantiques ou vers l’Oriental créaient des opportunités d’affaire : le commerce local et régional se développait, entraînant le dynamisme de l’artisanat et l’apparition de nouvelles activités. Mais cet essor compensait-il la perte de son rang de capitale ? Car depuis août 1912, Rabat l’avait supplantée, le Résident général ayant jugée celle-ci plus sûre et surtout plus facilement défendable. « Le seul argument à retenir contre le choix de Fez (comme capitale) est l’éloignement de la mer, et le seul argument en faveur de Rabat est le voisinage de la mer ». Aussi, même si le Sultan Moulay Yūsuf et ses successeurs séjourneront souvent à Fès, même si une partie de la Cour demeurera longtemps dans la capitale idrisside, Fès n’était désormais plus le coeur de l’Empire.

Mais la ville ne se laissa pas faire. Elle savait qu’il lui fallait s’adapter à l’air du temps, que si elle voulait préserver son mode de vie, il fallait que « tout change pour que rien ne change ». Alors, elle joua le jeu. Les notables élirent un Conseil municipal, envoyèrent leurs enfants dans les écoles nouvelles créées par le Protectorat. Certes, certaines familles restèrent fidèles à l’enseignement classique de la Qarawiyyine, d’autres, sensibles aux progrès enregistrés dans le monde arabe, envoyèrent leurs garçons au Moyen orient. Mais d’autres encore, plus audacieuses, voulurent voir leurs héritiers s’abreuver à cette science qui avait fait la force du conquérant. Après l’école des fils de notables, ils fréquenteront le lycée Moulay Idris, et quelques uns iront jusqu’en France achever leur formation.

Aussi, dès la fin des années vingt, de jeunes adolescents exaltés par les idéaux de la nahda arabe ou par ceux de la révolution française, choqués par les inégalités dont souffraient toutes les classes sociales marocaines face aux privilèges dont jouissait la colonie étrangère, complotaient, formaient des clubs, des associations secrètes et jetaient les bases de la contestation politique du Protectorat.

Après la promulgation de la loi de 1930, qui, au pénal, soustrayait les populations berbérophones aux tribunaux musulmans et les soumettait aux tribunaux français, Fès emboîta le pas à Salé où l’agitation avait commencé, et donna aux protestations une dimension non seulement nationale mais aussi internationale par le biais des amitiés nouées en Europe et dans le Monde arabe.

Une atmosphère funèbre enveloppa la ville. Tous les vendredis, la prière des grandes catastrophes – El latif – résonnait dans les mosquées. Les étudiants étaient le fer de lance de la contestation et les châtiments corporels qu’infligea le pacha aux plus virulents ne les découragèrent pas. En 1934, le gouvernement fut contraint de supprimer l’article de la loi relatif à la compétence des tribunaux français… Une année plus tôt « les Jeunes marocains » de Fès avaient créé le premier journal nationaliste de la zone de protectorat français. L’Action du peuple, hebdomadaire, « Organe de défense des intérêts marocains », et tribune pour les intellectuels de Fès mais aussi de Rabat et de Salé, parut en 1933, mais en français, les autorités craignant à l’époque la diffusion des mots d’ordre hostiles au Protectorat. Ce journal connut bien des vicissitudes ; les autorités lui imposèrent un gérant français qui demanda rapidement son interdiction pour « menées anti-françaises ». Il fut remplacé par La volonté du peuple pendant quelques mois, avant de reparaître, suite à une décision de justice. Il faudra, écrit M. H. Ouazzani, son fondateur, que la France puisse trouver en ses fils qui la représentent ici (…) des défenseurs de l’idéal dont elle ne cesse de se réclamer depuis la grande révolution de 1789 et que soit reconnu le droit de libre critique que notre journal entend exercer dans le plan de la plus stricte et la plus honnête légalité ».

Autour de ce journal s’élaborait la stratégie nationaliste et le programme du premier parti politique marocain, le Comité d’Action Marocaine –CAM– qui se constitua en 1934. Le premier objectif était la défense de l’unité nationale, unité des arabophones et des berbérophones, des musulmans et des juifs marocains. Le Maroc est une vieille nation et les « Jeunes Marocains » se voulaient les hérauts de ses composantes essentielles, l’islam et la langue arabe : « L’islam est pour nous une planche de salut, le seul espoir…notre personnalité, notre passé » écrivait le directeur de ce périodique qui mena une campagne virulente contre le dahir « berbère ». La défense de l’unité se couplait avec l’affirmation de la souveraineté nationale symbolisée par Mohammed ben Yūsuf, à la fois Sultan et Calife. L’Action du peuple, le 10 novembre 1933, publia sur le quart de sa « une » une photographie de Mohammed ben Yūsuf, lança l’idée de l’instauration de la fête du Trône, et organisa un comité pour préparer la commémoration annuelle de l’intronisation du Sultan.

Rendant compte de la visite du monarque à Fès, le journal du 11 mai 1934 titrait : « Fès acclame les souverains marocains », faisant référence à Mohammed ben Yūsuf et «à son Altesse impériale Moulay Hassan, prince héritier du trône, connu actuellement dans nos milieux marocains sous le nom symbolique de Prince de l’Atlas ». Aussi le périodique fut-il accusé d’avoir fomenté les manifestations populaires d’attachement au souverain, et soufflé à la foule les slogans « Vive le Roi, À bas la France », ce qui lui valut d’être interdit durant trois années.

Mais la fête du trône, fête rééditée chaque année le 18 novembre, devint très vite populaire à travers tout le pays : on se congratulait, on envoyait des télégrammes de félicitation au Sultan, on récitait des poèmes en son honneur, on organisait des réjouissances dans les quartiers avec orchestres et illuminations des rues, etc. Et les autorités n’y pouvaient rien, car le traité de protectorat leur faisait obligation de protéger le souverain. Alors, elles tentèrent de récupérer la fête en l’officialisant.

Mais elle demeura, tout au long de cette période, l’occasion d’affirmer l’unité des Marocains autour de leur souverain, de rappeler que la souveraineté du pays n’avait pas disparu avec l’instauration du Protectorat.

Dans l’entre-deux-guerres, les jeunes nationalistes ne revendiquaient encore qu’une « application stricte » du traité de protectorat, régime perçu comme provisoire, par rapport à la colonisation directe, et qui devait évoluer « naturellement » vers l’indépendance. L’Égypte, protectorat britannique en 1880, accéda à une indépendance limitée en 1922, élargie en 1926, l’Irak, mandat de la SDN dévolu au Royaume uni, fut reconnue indépendant dès 1932 … « Nous ne sommes pas disposés à laisser traiter le Maroc comme une possession coloniale quelconque », écrivait M. H. Ouazzani dans L’Action du peuple. Mais l’administration du Protectorat n’avait nulle envie de se réformer et d’abandonner « l’administration directe » du pays. Les jeunes nationalistes ne désarmèrent pas. L’Action du peuple, comme La volonté du peuple, menèrent de virulentes campagnes contre le régime, contre l’éviction des Marocains des postes de responsabilité au sein de l’administration : « Place aux Marocains ! » titrait L’Action du peuple ; contre les inégalités entre Français et Marocains, notamment dans le domaine de l’enseignement et de l’exercice des libertés publiques ; contre la mainmise des colons sur les meilleures terres, etc. Lorsque le journal fut interdit en 1934, ces revendications furent synthétisées dans un Plan de réforme à la rédaction duquel participèrent plusieurs intellectuels de Fès. Ce Plan nourrira de véritables chroniques dans toute la presse marocaine parue en 1937.

En effet, interdit moins d’un an après sa parution, L’Action du peuple reparut en 1937 à la faveur de l’arrivée au pouvoir à Paris du Front national et permit aux nationalistes de défendre à nouveau leurs thèses. Et la relative tolérance de la gauche française à l’égard des nationalistes ne leur fit pas oublier leur objectif. En ce début des années trente où s’affrontaient en Europe mais aussi sur le sol marocain, les libéraux et les socialistes, les fascistes et les démocrates et où les nationalistes étaient sommés de choisir leur camp, L’Action du peuple rappelait : « Est-ce un bien pour les peuples asservis d’avoir une doctrine politique quelconque outre celle de se libérer et d’être des hommes ayant une dignité égale à celle des autres ? ».

Cependant, lorsque le Maroc sous Protectorat français connut une relative embellie en 1936-37, Fès était définitivement détrônée par Rabat dans sa prééminence politique. L’aile la plus dynamique du mouvement nationaliste se rapprocha du centre du pouvoir et installa ses quartiers sur les rives du Bou Regreg. C’est là que fut fondée la formation politique qui deviendra, après guerre, le Parti de l’Istiqlal, c’est là qu’elle fit paraître ses deux journaux L’Action populaire qui paraissait en français, et Al-Atlas publié en arabe. L’aile minoritaire s’obstina, et fit reparaître L’Action du peuple à Fès où elle diffusa aussi un périodique en arabe, Al-Difāa. Manifestement, ces deux journaux eurent du mal à survivre. Al-Difāa parut de manière irrégulière, L’Action du peuple devint bimensuel et reprit ses campagnes de protestation contre les dérives du régime. En juin 1937, L’Action du peuple tira la sonnette d’alarme : le détournement des eaux de la ville de Meknès au profit des colons risquait de provoquer une explosion populaire. « Meknès proteste et pousse un cri d’alarme ! ».

En effet, des émeutes éclatèrent dans la ville en septembre et s’étendirent à tout le pays. A Fès, les troubles furent si graves que la médina fut occupée et l’université Qarawiyyine encerclée pendant plusieurs semaines.

Mais les jeux étaient faits : après la répression qui s’abattit sur les nationalistes à la suite des émeutes de l’automne 1937, plus aucun journal nationaliste ne paraîtra à Fès, plus aucun parti d’envergure n’y aura son siège. Rabat lui avait ravi sa prééminence politique, Casablanca sa prépondérance économique. Le courant nationaliste qu’animait M. H. Ouazzani lui-même installera le siège du périodique qu’il créera après guerre, Ar-Ra‘i al-‘am, à Casablanca. Car déjà les fassis les plus dynamiques avaient pris le chemin de la côte… Entre 1920 et 1945, vingt-cinq mille d’entre eux quittèrent la ville.

Toutefois, la ville conservait son magistère. Les deux grands leaders, les maîtres à penser du mouvement nationaliste, Allal al-Fassi, exilé, à la suite des évènements de Meknès pendant près de dix ans au Gabon, et Mohammed Hassan El-Ouazzani en résidence forcée au cours de la même période dans l’Atlas, n’étaient-ils pas tous deux natifs de Fès ? La ville ombrageuse continuait de veiller sur le devenir du Maroc. Ses notables, son peuple attendaient le moment propice pour agir. En janvier 1944, à l’heure où la victoire des Alliés se profilait, une poignée de nationalistes se réunirent dans la maison d’un notable, non loin de Bāb Bū Jlud, rédigèrent et signèrent le Manifeste de l’indépendance pour signifier aux puissances occupantes, qu’après les sacrifices consentis par les soldats marocains pour libérer l’Europe, qu’après les souffrances et les privations subies par le peuple marocain durant la guerre, il était temps que le Royaume accédât à l’indépendance. Sur les soixante-sept Marocains qui signèrent ce texte, près de la moitié était né à Fès.

L’adhésion du pays au Manifeste et la répression qui s’en suivit embrasa les villes. Le peuple de Fès ne fut pas en reste. Le 30 janvier la ville se souleva. Il fallut plus d’une semaine de siège pour mettre fin aux troubles et l’armée envisagea même de bombarder la ville et d’utiliser l’aviation. Ces évènements se soldèrent par une cinquantaine de morts et des milliers de blessés… L’université Qarawiyyine, les lycées furent fermés, les enseignants et les étudiants arrêtés, les notables suspects de sympathie nationaliste exilés de Fès. Le traumatisme fut durable. « Jamais depuis l’occupation française, Fès ne s’était dressée aussi longtemps contre le pouvoir, même lors des massacres de 1912 ; jamais non plus elle n’avait payé si cher son attitude ».

À partir de ces évènements, la parole fut au peuple qui exprima son rejet du Protectorat par des manifestations sporadiques, des violences subites. La victoire des Alliés, à laquelle les Marocains avaient tant contribué n’apporta guère de changement à la situation du Royaume. L’administration du protectorat n’avait qu’une ambition : refermer la parenthèse de la guerre et revenir à la situation des années trente.

Alors que les partis nationalistes ne cessaient de réclamer l’indépendance, que le Sultan demandait l’ouverture de négociation avec la France pour l’abrogation du traité de Protectorat, l’administration coloniale formait le projet d’instaurer au Maroc un régime de co-souveraineté. Ce programme rencontrait l’opposition la plus vive. Et pour briser la résistance de Mohammed ben Yūsuf, la Résidence générale en février 1951, puis à nouveau en mai 1952, voulut réitérer l’épisode fondateur, pour les Français, de l’intervention française à Fès en 1911 : faire marcher les tribus sur Fès et obtenir l’abdication de Mohammed ben Yūsuf. Malgré l’appui de certains grands caïds du sud et de certaines zaouïas, ce projet échoua. Mais la tension persistait, les milieux coloniaux menaient une violente offensive contre les partis opposés au régime et contre le Sultan à travers la presse, usant sans vergogne de la désinformation et de la diffamation. Les autorités, elles, n’hésitaient pas à arrêter et à maltraiter les résistants. Les libertés publiques n’avaient jamais été autant bafouées. Les nationalistes ripostèrent en mobilisant la rue : le 16 août 1953, plusieurs grandes villes, dont Fès furent le théâtre de graves troubles.

Quatre jours plus tard, le 20 août, le Résident général prit l’initiative de déposer Mohammed ben Yūsuf et de faire proclamer un nouveau Sultan par des oulémas acquis au régime. Face à ce crime de lèse-majesté, le peuple demeura assommé par la douleur, terrorisé par les forces de l’ordre qui quadrillaient la ville : « Dans les médinas saturées d’espions, les habitants avaient des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre (…) Sur chaque quartier ou impasse (derb) la terreur pesait comme une chape de plomb ». La protestation fut d’abord muette : les mosquées se vidaient car les croyants refusaient de faire la prière au nom de l’usurpateur. Les fêtes religieuses n’étaient plus commémorées. Les boutiques se fermaient. « Le jour de la déportation de la famille royale, raconte un témoin, mon père était chez-lui, dans une chambre qu’il partageait avec sa mère et ses soeurs, dans un quartier pauvre de la vieille ville de Fès. Comme des milliers de résistants, ce jour-là, mon père est sorti sans dire un mot. (…) Son sac était bourré de tracts qu’il alla distribuer partout, cette fois, au vu et au su de tous. Être arrêté, emprisonné et torturé lui importait peu(…).Quelques jours plus tard, il a été arrêté. Pour le juge, distribuer des tracts, c’était moins grave que de distribuer des armes et des explosifs. Il a condamné mon père à seulement 3 mois. Mais la torture qu’il a subie dans les premiers jours de son arrestation allait le priver progressivement d’un oeil ».

Au milieu de l’été 1954, à l’annonce de l’ouverture de négociations entre les nationalistes tunisiens et le gouvernement de Pierre Mendès-France, le bruit courut que Mohammed ben Yūsuf s’apprêtait à s’en retourner par avion dans son pays. « …En quelques heures dix mille à vingt mille hommes, femmes, enfants se répandent dans les ruelles de Fès-El Bali et remontent à Fès-Jdid pour confluer sur le méchouar attenant au palais de Boujeloud (…). Mais la manifestation tourne vite à l’attente d’un miracle, au surgissement providentiel de Sidna peut être, dont on voit le soir la silhouette (de pair avec celle de Lalla Amina, la princesse de l’exil), juchée sur un cheval blanc se projeter sur la lune par un phénomène d’hallucination collective ».

Les mosquées se remplirent à nouveau. Les Marocains se réunirent pour prier pour son retour.

« A partir du 1er août la vie de la cité fut paralysée, la foule guettait dans le ciel le retour de l’exilé dans une sorte d’extase mystique ». Les manifestations se firent de plus en plus violentes, la foule s’en prenait à tous les symboles de la sujétion. La répression fut terrible, les Tirailleurs sénégalais et la Légion mirent quinze jours à mater la rébellion. Même l’enceinte sacrée du sanctuaire de Moulay Idris fut violée par les soldats chargés d’arrêter les oulémas qui refusaient de reconnaître le Sultan « des français ». Les insurgés dressaient des barricades pour empêcher l’armée d’intervenir, bombardaient les forces de l’ordre de parpaings. Du haut des terrasses, où les femmes poussaient des youyous pour galvaniser les résistants, on versait de l’eau bouillante sur les militaires… Le calme ne revint jamais tout à fait dans la ville. Un an plus tard, le Résident général renonçait à se rendre à Fès par crainte de l’insécurité.

Mais, les nouvelles devenaient meilleures. À la fin de l’été 1955, la France mettait fin à l’exil de Mohamed ben Yūsuf et de la famille royale et entamait des négociations avec le Souverain. Le 16 novembre, le Sultan regagnait son pays. À l’annonce de son retour, des milliers de fassis, en voitures, par cars, par camions et par trains entiers rejoignirent Rabat pour prendre part à l’accueil mémorable, que réserva le peuple marocain à son souverain. Deux jours plus tard, on commémorait la fête du trône. Désormais le 18 novembre devint pour tous les Marocains le jour de la fête de l’indépendance.