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l’âme du Maroc

L’histoire mouvementée des Juifs de Fès

Les Juifs dans l’histoire de Fès

Pendant près de 1200 ans, l’histoire des Juifs de Fès s’est confondue avec celle de la cité et de ses composantes humaines, économiques et culturelles. À certains moments, elle en a même marqué le cours, comme en 1465. D’autre part, depuis le XIe siècle jusqu’au début du XXe, les groupes importants d’origine juive qui se sont convertis, de gré ou de force, à l’islam (les Muhajirin ou Bildiyyin) ont contribué aux mouvements sociaux et intellectuels qui ont nourri la vie économique et politique de Fès musulmane et ont forgé sa réputation de grande métropole influente dans l’histoire du Maroc, tout en étant coupés mais voisins de leur communauté d’origine. Assez rapidement, ils ont fait partie de la puissante élite des ‘ulama ou savants de l’islam, mais ont mis longtemps à conquérir leur place dans la société musulmane aux côtés des autres élites, les Chorfas et les Andalous. C’est que dès sa fondation, Fès a vu éclore une forte bourgeoisie de rang et de talent, dont le train de vie et le goût des plaisirs étaient à la hauteur de ses ambitions politiques et sociales et dont les activités commerciales étaient à la croisée de différents réseaux économiques nationaux entre le nord et le sud et internationaux entre l’est et l’ouest musulmans, comme ceux des juifs Radhanites aux Xe et XIe siècles.

Présents déjà en l’an 789 sur le premier emplacement de la cité fondée par Idris I, près des sources chaudes de Sidi Hrazem, des Juifs se retrouvent près de 20 ans plus tard dans le nouveau site défini tif, promu au rang de capitale du royaume par Idris II en 808. Ils provenaient d’Andalousie ou d’Al- Qayrawan (Kairouan), comme une grande partie de la population musulmane, en dehors d’éléments autochtones venus d’autres coins du pays. Depuis lors, ils ont pu mener leurs activités économiques considérées comme indispensables à la vie sociale de la cité tout en se spécialisant dans certains métiers. Soumis au statut protecteur mais non moins ambivalent, humiliant et instable de dhimmis en échange du payement de la Jizya, les Juifs de Fès ont bénéficié d’une autonomie culturelle et religieuse, qui leur a permis de mener une vie juive intense, de produire une création rabbinique considérable et de se forger dès les débuts une identité spécifique au sein du judaïsme nord-africain et andalou. Jusqu’à la dispersion de la communauté dans le troisième quart du XXe siècle, la vie juive à Fès a été ainsi déterminée et a évolué, comme partout au Maroc, à l’intersection de ces deux constantes: d’un côté, une ferme et tenace auto-détermination religieuse, culturelle et identitaire; de l’autre, une dépendance économique de la population environnante et un assujettissement politique aux pouvoirs musulmans en place, dont les aléas et les tensions ont eu à certaines époques des effets tragiques pour la communauté. Par rapport aux autres communautés juives du Maroc, celle de Fès a par ailleurs tenu depuis sa formation le rôle incontesté de leadership créatif et culturel ; le plus souvent même, elle a compté la plus forte population juive d’un point de vue numérique. C’est à la lumière de ces préliminaires et de ces déterminations tant intérieures qu’extérieures que sera esquissée ici une brève histoire des Juifs de Fès. Celle-ci s’articule pour nous en trois périodes-clefs : la période médiévale (808-1452) qui a vu se développer aux Xe-XIe siècles une métropole juive au rayonnement exceptionnel, la période médiane (1452-1900) avec la transplantation réussie du judaïsme espagnol dans un contexte judéo-marocain, et la période finale (1900-1975) où les tentations et les velléités de la modernisation ont précédé la dissolution de la communauté.

Heurs et malheurs d’une métropole juive

Sur la période de formation et de consolidation de la communauté, au IXe siècle, rares sont les documents qui nous renseignent sur la vie juive, en dehors de la mention d’incidents où des Juifs et des Juives étaient impliqués et de sommes importantes qui ont été payées par la communauté, ce qui témoigne déjà de ses activités économiques diverses et d’une présence sociale importante. De cette époque aussi date le premier quartier juif appelé al-Funduq al-Yahudi, dont les occupants seront définitivement évacués au XVe siècle. Les Juifs avaient déjà une part importante dans le petit et gros commerce de la cité et occupaient une place exclusive dans le traitement des métaux précieux et leur utilisation dans l’orfèvrerie et la joaillerie, que l’islam interdisait à ses fidèles de pratiquer à cause des risques d’usure. À partir du Xe siècle, la communauté juive de Fès est mentionnée dans la correspondance commerciale découverte dans les archives juives enterrées, la Gueniza, du Caire, ainsi que dans les Responsa que les Maîtres de la science juive d’Irak, les Gueonim, envoyaient à la communauté par l’intermédiaire des grandes sommités juives de Kairouan, comme dans celles des écoles talmudiques de Terre Sainte. La communauté s’installe définitivement dans l’histoire juive à travers l’épître-essai que le poète et médecin R. Yehudah Ibn Quraysh de Tahert (en Algérie) a adressée au début du Xe siècle aux Juifs de Fès pour les exhorter à continuer de lire la version araméenne de la section biblique hebdomadaire après le texte hébraïque, même s’ils connaissaient suffisamment d’hébreu pour comprendre le texte original. Cette recherche linguistique n’était pas un exercice anodin pour les destinataires, car Fès était déjà un centre d’étude de la grammaire hébraïque et un grand foyer des sciences juives, comme Kairouan, Al-Mahdia, Tunis, Gabes et Tahert. Elle était devenue une métropole juive dont la création rabbinique et littéraire, l’inspiration et l’émulation allaient même influer sur l’épanouissement de l’Âge d’Or judéo-andalou en Espagne musulmane.

C’est ainsi que dans la première moitié du Xe siècle, des grammairiens comme Yehuda Hayyuj, alias Abū Zacharia Yahya ben David al-Fāsi, et Dunash Ben Labrat Halevi, né à Baghdad mais formé à Fès, ont émigré en Andalousie où ils ont été les précurseurs de l’Âge d’Or judéo-espagnol des Xe-XIe siècles dans le domaine des lettres hébraïques et judéo-arabes. Le premier a traité des racines verbales trilitères du système verbal de l’hébreu et le second, qui était aussi poète, a adapté à l’hébreu la versification quantitative de la poésie arabe. Dans la seconde moitié du siècle, le lexicographe Abraham Ibn Daoud al-Fāsi a écrit en arabe le dictionnaire de la Bible en 22 sections et s’est installé en Palestine. De même, le grand Maître R. Itshaq al-Fāsi, alias Harif, né à Qal‘at Hammad et auteur des suppléments commentatifs du Talmud (Tosafot) et de Responsa a tenu à Fès pendant des décennies une Yeshiva célèbre dans le monde juif. À la fin de sa vie, en 1088, il est allé s’installer à Cordoue puis à Lucène, où il a continué son enseignement et où il est décédé en 1091.

Pourquoi ces grands lettrés ont-ils quitté Fès, alors que la communauté était en plein essor? En dehors de l’attrait du Califat de Cordoue, qui était alors en pleine expansion avec ses grands vizirs juifs, la cause est à rechercher dans l’instabilité politique qui a touché Fès aux Xe et XIe siècles, avec la prise du pouvoir par les Zénèdes et les Zirides après d’autres troubles. Ceux-ci ont déporté les Juifs de Fès et de Tlemcen au fort d’Achir (en Algérie) en 986. Les exilés sont certes retournés à Fès quelque quinze années plus tard et leurs biens fonciers leur ont été restitués, mais la communauté a de nouveau été affligée en 1032-1033. Mais une certaine stabilité fut rétablie sous les Almoravides, dont le chef, Yūsuf ibn Tachfine, prit Fès en 1068, l’unifia, en fit un grand foyer religieux et y développa un grand centre économique et militaire, d’où il progressa jusqu’en Espagne.

La communauté juive profita elle aussi de cette prospérité économique, mais l’éviction de la dynastie 80 ans plus tard signa provisoirement sa fin en tant qu’organisme social vivant. Les nouveaux maîtres, les Almohades, avec à leur tête ‘Abd al-Moumin, prirent Fès en 1148. Comme dans leurs autres conquêtes, ils imposèrent par la force leur vision unificatrice rigoureuse des attributs divins et contraignirent les Juifs (et les musulmans récalcitrants) à choisir entre la conversion à leur doctrine, le départ vers d’autres lieux ou l’épée. Le sort de ceux qui ne voulaient ni abjurer ni ne pouvaient partir était scellé. Des chroniques rapportent l’assassinat de milliers de musulmans et d’un grand nombre de juifs dans les différentes communautés. La majorité des Juifs ayant abjuré pour sauver leur vie, toute vie juive publique cessa jusqu’en 1269, lorsque la dynastie almohade s’écroula sous les attaques des Merinides. Pendant plus d’un siècle, les juifs de Fès et des autres communautés ont ainsi vécu comme musulmans, mais ils ont continué pour la plupart à pratiquer en cachette certaines coutumes juives. À certaines époques même, la surveillance des nouveaux convertis était moins rigoureuse, comme ce fut le cas à Fès dans les années 1160-1165 durant lesquelles le célèbre Maïmonide (R. Moshe ben Maymon, 1138- 1204) s’y est installé avec son père fuyant Cordoue. Il y a étudié auprès du grand sage R. Yehuda Hacohen ben Sousan, mais lorsque son maître a été martyrisé pour avoir refusé d’abjurer publiquement, il quitta la ville pour la Palestine, puis s’installa finalement en Égypte. Deux autres grands lettrés juifs, l’exégète R. Yosef ben ‘Aqnin et le poète R. Yehuda ben Shemuel Ibn ‘Abbas en firent de même plus tard et s’installèrent à Alep en Syrie. À la fin du XIIe siècle, des mesures plus sévères furent prises contre les crypto-juifs, comme le port de signes vestimentaires distinctifs, l’interdiction d’exercer du commerce et la séparation des enfants de leurs familles pour les faire éduquer par des familles musulmanes de vieille souche. Mais les persécutions diminuèrent plus tard, ce qui permit aux différentes communautés de se réorgarniser ouvertement sous le règne tolérant des Mérinides.

Les Banū Marin ont fait de Fès leur capitale et ont installé leur pouvoir dans un nouveau quartier de la ville, Fās al-Jdid, n’ayant pas réussi à se faire légitimer par la population locale, malgré leurs effors de promouvoir des élites de shurafa’ et de ‘ulama. Ils avaient des médecins juifs et même des vizirs juifs (comme le Waqqasa à la fin du XIIIe siècle). Sous la nouvelle dynastie, de nombreuses familles recouvraient leur judaïsme, mais d’autres (les Mouhajirin ou Bildiyin) ont préféré garder leur foi musulmane et leur statut économique. Dans la seconde moitié du XIVe siècle et au XVe, la communauté juive de Fès a, d’un autre côté, été renforcée par de nombreuses familles juives d’Espagne qui fuyaient l’Inquisition et se sont intégrées parmi les Toshabim ou juifs autochtones. Cette nouvelle normalisation de la vie juive à Fès connut cependant bien des bouleversements, dont le premier fut l’ordre qui leur a été intimé en 1438 d’évacuer leurs anciens quartiers de la vieille ville (Fās al-Bali) et de s’installer dans un nouveau site dans Fās al-Jdid, qui leur était exclusivement réservé et qui avait été aménagé sur un sol salin, d’où son nom de Mellah. Le prétexte invoqué pour ce déplacement forcé fut la découverte du tombeau du saint Idris II une année auparavant dans la vieille ville, ce qui en faisait un lieu saint de l’islam. Ceux qui ont refusé de quitter leurs maisons et leurs commerces ont dû embrasser l’Islam et ont grossi les rangs des Bildiyyin.

Une autre catastrophe toucha la communauté en 1465, lorsque les foules musulmanes, endoctinées par des ‘ulama hostiles au pouvoir mérinide décadent, ont attaqué le quartier juif et ont massacré un grand nombre de ses habitants. Le prétexte était cette fois la nomination par le souverain mérinide, ‘Abd al-Haq, d’un grand vizir juif, Haroun Ben Battash et d’un autre commis juif avec la mission de renflouer les caisses royales. Les nouveaux conseillers imposèrent à la puissante classe de shurafa’ de payer eux aussi des impôts, alors qu’ils en étaient exemptés jusqu’alors, ce qui envenima leur hargne contre le souverain mérinide et les fit coopérer avec les ‘ulama pour abattre le souverain et ses conseillers juifs. Ces derniers furent les premiers assassinés, puis ce fut le tour de ‘Abd Al-Haq, à qui a été tendu un guet-appens. Les habitants du Mellah suivirent, et seuls furent épargnés ceux qui acceptaient d’abjurer leur foi. Ces conversions massives à l’Islam se sont répétées à différentes reprises jusqu’au début du XXe siècle, en particulier à l’occasion de graves et fréquentes épidémies, disettes et famines et de révoltes de tribus, comme celle des Oudayas en 1830. Le règne de Moulay Yazid (1790-1792) est encore vivant dans la mémoire juive de Fès: à peine proclamé, le souverain fit chasser les Juifs de leurs foyers et les laissa vivre à la belle étoile ou sous des tentes, fit démolir les maisons juives pour en récupérer les trésors cachés, fit déterrer les corps dans le cimetière juif et détruisit les synagogues. En 1646 déjà, toutes les synagogues de la ville avaient été détruites à l’exception de deux. La dernière épreuve tragique qu’a connue le Mellah eut lieu en 1912 (al-Tritel), à la veille du Protectorat français, à l’instigation de la troupe: les maisons juives furent saccagées, une cinquantaine de personnes tuées et 250 autres blessées. Les pertes auraient été plus lourdes si la population juive n’avait trouvé refuge dans les bergeries du palais royal.

La transplantation du judaïsme espagnol dans un contexte judéo-marocain

Malgré ces malheurs répétés et en dépit des aléas des destinées de Fès, tour à tour capitale privilégiée et cité délaissée par les souverains des différents dynasties, la communauté juive locale put chaque fois récupérer, produire et créer. Quelques années après le massacre de 1465, elle put reprendre ses forces grâce à de nouvelles arrivées d’Espagne et d’autres communautés locales, ce qui facilita l’absorption des Megorashim, les expulsés d’Espagne de 1492 et du Portugal de 1497 et redessina son nouveau paysage humain et culturel. Depuis l’arrivée des Megorashim, l’évolution de la vie juive à Fès a été documentée dans les différentes chroniques communautaires qui ont enregistré les faits et les événements marquants jusqu’en 1925, ainsi que dans les corpus fournis d’ordonnances rabbiniques (Taqqanot) qui ont organisé et remodelé au quotidien la vie juive de 1494 à 1750. D’autre part, les archives diplomatiques des puissances ayant commercé depuis le XVIe siècle avec le Maroc sont riches de documents concernant ce commerce ainsi que les missions diplomatiques dans lesquelles étaient impliqués des émissaires ou des interprètes juifs. Dans tous ces documents, la place que prennent les juifs d’origine espagnole est prépondérante. Après l’arrivée des Megorashim, des tensions éclatèrent entre eux et les Toshabim, sur un fond de concurrence, de formes de vie et de traditions juives différentes, comme la vive polémique de 1526-1531 qui touchait à certaines règles d’examen des bêtes abattues rituellement et qui se termina par la victoire des Megorashim. Mais une harmonie finit par s’établir assez vite entre les deux communautés, qui continuèrent cependant d’avoir des organismes différents jusqu’à la fin du XVIIe siècle. La perte d’influence de Fès au profit de Meknès sous le long règne de Moulay Isma‘īl (1678- 1727) ainsi que l’affaiblissement de ses activités économiques et même de sa population ont contribué à l’unification de fait des deux communautés. Les Megorashim acquirent alors l’hégémonie dans tous les domaines. Ils apportaient en effet leurs formes de vie raffinées judéo-andalouses et espagnoles, leur culture matérielle avancée, y compris leur cuisine fine et leurs vêtements brodés, dont la robe de mariée (al-Kaswa al-Kbira). Durant près de 150 ans, jusque vers 1650, ils continuèrent même de pratiquer leur judéo-castillan et leur judéo-portugais, mais leur bilinguisme s’est petit à petit résorbé au profit du judéo-arabe et aux dépens des langues ibériques. Cependant, les traces de leurs langues premières sont encore bien manifestes dans le judéo-arabe de Fès.

Au XVIIe siècle, les Toshabim ont absorbé d’autres communautés marocaines qui ont été dépalcées de force comme les juifs de la Chaouya en 1664 chassés par Moulay Rachid et ceux de Taza en 1690 punis par Moulay Isma‘īl. Les uns et les autres ont tenu d’ailleurs à continuer leurs traditions liturgiques dans des synagogues séparées, tout comme certains Toshabim ont maintenu jusqu’au XXe siècle les traditions liturgiques anciennes de Fès dans la synagogue Aben Danan. Mais en dehors de ces marques liturgiques et de certaines traditions nuptiales, la vie juive s’est réglée à Fès selon les pratiques judéo-espagnoles et sous le leadership incontesté des lignées de rabbins des Megorashim, auxquelles se sont joints quelques rabbins de Toshabim des familles Aben Danan et Aflalo. À partir de la fin du XVIe siècle, ce sont donc les grandes familles d’origine castillane, comme les ‘Uzziel, les Serero, les Mansano, les Aben Sur, les Monsonego, les Sarfati (ou ha-Sarfati), les Aben Hayim et bien d’autres encore, qui ont fourni des lignées de rabbins et de lettrés célèbres, lesquels ont fait rayonner l’érudition de Fès dans le monde juif sépharade du XVIe au XXe siècles. En dehors des traditions judéo-andalouses spécifiques, qu’ils ont consolidées dans différentes Taqqanot, ils ont continué les pratiques d’étude et d’enseignement du judaïsme espagnol. Dans les écoles talmudiques (Yeshivot) familiales, le commentaire de Rashi (ou R.Shelomo Yitzhaqi), célèbre exégète français du XIe siècle, était le fondement premier de toute étude biblique et talmudique et les bases rationnelles de la Halakha (la Loi juive) étaient expliquées et inculquées. En dehors de la discussion de questions halakhiques, ces lignées d’auteurs se sont intéressées à la poésie hébraïque et judéo-arabe, à l’éxégèse biblique et talmudique ainsi qu’à l’exégèse philosophique et ont laissé des centaines de manuscrits, dont une partie seulement a été publiée, une partie a été perdue et une autre reste encore inédite. Toutes ces lignées prestigieuses de rabbins se sont par ailleurs presque toutes éteintes au cours du XXe siècle sous les séductions de la modernité introduite par les écoles de l’Alliance dès 1884.

Une société en attente avec une économie diversifiée

Aux XVIe et XVIIe siècles, des Megorashim et leurs descendants ont rempli des missions diplomatiques de la part des souverains marocains et ont négocié des traités entre le Maroc et l’Espagne ou le Portugal et plus tard avec la Hollande. Des grandes figures comme Jacob Rosales, Jacob Ruti et plus tard Samuel Pallache ont négocié au nom du Maroc avec les souverains d’Espagne et du Portugal pendant que l’Inquisition battait son plein. Ils ont rempli de telles missions grâce à leur connaissance des langues étrangères et à leurs talents diplomatiques. De nombreux autres ont servi comme traducteurs lors de visites de légations étrangères au palais royal. Ces diplomates et traducteurs, comme de nombreux autres Megorashim et leurs descendants, vaquaient cependant essentiellement à leurs occupations commerciales consistant en l’importation d’étoffes et de produits européens fabriqués et en l’exportation de sucre, de maroquinerie, de peaux et d’huile d’olive et parfois aussi de céréales et de gros et menu bétail quand les souverains le permettaient. Ils distribuaient aussi des produits étrangers, marocains et fassis dans différentes localités. Le petit commerce était d’ailleurs, comme partout au Maroc, une des occupations essentielles des Juifs de Fès, toutes origines confondues, et certains tenaient même des échopes dans les quartiers musulmans (la Médina), indépendamment ou en association avec des Musulmans en dehors des périodes de tensions. Ils vendaient des tissus, de l’huile d’olive, du charbon de bois, de la mercerie, des épices, différentes denrées, du sucre et plus tard du thé, et certains étaient même associés à des paysans dans l’élevage de menu bétail et dans l’horticulture. Jusqu’au XXe siècle, les Juifs de Fès ont continué de se distinguer dans le traitement des métaux précieux. Ils travaillaient en exclusivité dans l’orfèvrerie et la joaillerie, servant aussi bien les princes et leurs épouses que le reste de la population, comme dans la fabrication de fil d’or et d’argent (le fameux Sqalli) et la broderie au fil d’or et d’argent. Les Juifs de Fès étaient aussi cardeurs, fabriquant des pelotes de laine et produisaient du savon à partir d’huile d’olive, des ustensiles de cuivre jaune et de l’eau de vie mahya à base de cire ou de fruits fermentés. Ils étaient aussi marchands de beignets, cordonniers, savetiers, ferblantiers, ainsi que maraîchers et bouchers pour satisfaire les besoins des habitants du Mellah. Parmi les plus fortunés se trouvaient ceux qui avaient des biens immeubles au Mellah et vivaient aisément de leur location. Quant aux femmes juives, elles étaient généralement des femmes au foyer, mais certaines faisaient de la broderie de fil d’or et d’argent ou fabriquaient des boutons de fils enroulés. À la fin du XIXe siècle, avec l’introduction de machines à coudre Singer, nombreuses sont devenues couturières et taillaient des vêtements pour des détaillants musulmans ou juifs. Après l’installation du Protectorat, des jeunes filles juives ont pu accéder à des emplois de bureau comme secrétaires surtout, dans des firmes privées, dans la fonction publique ou dans les banques.

Mais malgré cette panoplie de professions et de métiers, nombreux étaient les pauvres qui n’avaient aucun moyen d’existence. La caisse communautaire de la solidarité, approvisionnée de dons bénévoles ou des fruits de la location de biens juifs communs (le Heqdesh) se chargeait de leur venir en aide à l’occasion des fêtes juives en particulier. De même, jusqu’à la réforme des tribunaux rabbiniques de 1918, qui a établi la rénumération des rabbins-juges par l’État, les rabbins et les juges de la communauté ne percevaient pas de salaire. Pour leur subsistance, les rabbins et les érudits faisaient office de notaires ou de scribes pour différents types de contrats et de fragments bibliques (les Mezuzot) ou les rouleaux de la Torah sur parchemin. Ils tenaient aussi des commerces ou détenaient des parts dans des synagogues dont les services leur rapportaient un petit pécule. Au XXe siècle, les Juifs de Fès étaient après ceux de Tanger les premiers à s’être ouverts aux professions libérales, et on comptait parmi eux les premiers étudiants, avocats, médecins, pharmaciens et instituteurs du Maroc, ainsi que des imprimeurs–éditeurs. Le développement du système bancaire, de l’industrie et des fermes agricoles des colons français a permis aussi à de nombreux jeunes juifs d’accéder à des postes administatifs et d’employés de bureau, car ils étaient parmi les premiers à avoir reçu une éducation moderne dans les écoles de l’Alliance.

Les Juifs de Fès, peut-être parce qu’ils ont vécu de très près l’instabilité du pouvoir et ses conséquences parfois désastreuses pour la communauté, ont été de fervents croyants en la Rédemption messianique et ce dès le XIe siècle quand Moshe Derci a prédit en 1120 l’arrivée du Messie et a mis en danger la survie de la communauté. En 1526, les dirigeants des Megorashim ont envoyé au Portugal des émissaires, dont Ya‘aqov ha-Sofer [= le scribe], pour rencontrer un autre faux messie David Haréubeni, qui séjournait dans la cour du roi Joao III (1521-1557) à Tavira. Le « messie » a demandé à ses correspondants à Fès de prendre la tête d’une armée juive destinée à libérer la Palestine. Ils étaient aussi des fervents sionistes, ce qui a suscité en 1920-1922 un mouvement d’immigration en Palestine, mais ces centaines d’immigrants sont rentrés à Fès démunis de tout. Après la fondation de l’État d’Israel, les Juifs de Fès étaient parmi les premiers à faire leur Aliya en masse par vagues successives. Nombreux aussi sont, surtout des jeunes, qui ont préféré s’établir en France et au Canada.

La jeunesse juive de Fès a joué aussi un rôle non négligeable dans le mouvement national marocain. Certains, comme Simon Lévy et Albert Sasson, furent parmi les fondateurs ou les militants du parti communiste marocain. D’autres ont lutté pour l’indépendance du Maroc dans l’Istiqlal avec Mehdi ben Barka et ont soutenu l’intégration des Juifs du Maroc dans les efforts nationaux de reconstruction. Ils furent aussi parmi les militants de l’association judéo-musulmane Al-Wifāq (1956-1959), et des centaines de jeunes juifs de Fès ont été intégrés après l’indépendance dans la nouvelle administration marocaine. Sur les quelques 16 000 juifs que comptait la communauté juive en 1950, il ne reste plus de nos jours à Fès qu’une centaine, des vieux pour la plupart, alors que dans ses périodes fastes la communauté réprésentait souvent 10% de la population totale.