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l’âme du Maroc

Les arts à Fès à l’époque mérinide

Conditions nouvelles de vie de l’art

Après la défaite almohade à las Navas de Tolosa (15 safar 609 H./17 juillet 1212 ap. J.-C.), l’art musulman au Maroc vit dans des conditions nouvelles. Les Mérinides entrent en scène. La Grande Reconquête, presque achevée, bouleverse l’Occident musulman. La majeure partie de l’Espagne est redevenue chrétienne, et les anciennes métropoles constituent des foyers d’art mudéjar aux formes et aux techniques toutes musulmanes. Ces foyers continuent de recevoir de Grenade jusqu’en 898 H./1492 ap. J.-C., la source qui les alimentait jusqu’alors.

Fès est la terre d’élection pour tous ces émigrés qui véhiculent un savoir-faire des plus précieux qu’ils associent aux compétences locales.

Les Mérinides, ces zénètes semi-nomades venus de l’est, ont comme moyens artistiques, l’art de leurs prédécesseurs et les éléments de civilisation recueillis lors de leur intervention à Grenade, à Tlemcen ainsi qu’à Tunis. Les alliances contractées et les liens d’amitié noués, en particulier avec les sultans mamelouks du Caire, suffisent à introduire ou à renforcer dans l’art, des influences orientales que traduisent, en architecture, certains dispositifs, et dans le décor, notamment sur bois, des compositions spécifiques.

Les arts mérinides : une panoplie variée

L’ère mérinide est véritablement une période d’explosion scientifique, de jaillissement intellectuel intense, d’épanouissement artistique. De grands savants et hommes de l’Art – dont les textes nous rapportent les noms – excellèrent à Fès : Abū ‘Abdallāh ibn ‘Abd al-Karim al-Jadudī, « architecte » de la Grande Mosquée de Fās Jdid ; Muhammad ibn al-Habbaq, cosmographe, présida à la fondation de Fās Jdid ; ‘Abderrahmān ibn Slimān al-Lijānī, disciple du mathématicien Ibn al-Bannā’ , fabriqua pour la mosquée al-Qarawiyyine un astrolabe hydraulique, qualifié par l’historien Ibn al-Khatīb de « réalisation extraordinaire » ; l’ébéniste al-Gharnāti exécuta le minbar de la Grande Mosquée de Fās Jdid… Les arts mérinides embrassent de nombreux domaines. On distingue ceux relatifs à la vie intellectuelle que constituent les arts du livre, telles la calligraphie, la reliure et les enluminures.

Les arts appliqués aux sciences (astronomiques, astrologiques…) sont illustrés essentiellement par l’astrolabe : cette véritable oeuvre d’art se signale par la beauté de son écriture coufique « astronomique », par le traitement particulièrement soigné du trône, parfois rehaussé de rinceaux gravés et du contour curviligne, festonné, enfin par la finesse des index souvent en forme de flammèches. Les différentes industries d’art révèlent le luxe et le degré de raffinement de la société de l’époque : le tissage de la soie, la broderie, la céramique, l’orfèvrerie, ou encore les armes d’apparat, présents que remportent les ambassades étrangères : des sabres dorés incrustés d’or et de pierres précieuses, dont certains avaient des fourreaux et des bandoulières agrémentés d’or et de pierres précieuses, des étriers en or et en argent, des selles brodées de fils d’or et d’argent, etc.

De toutes les nombreuses expressions artistiques que nous ne saurions évoquer, ici, dans un article aussi succinct, l’art architectural est l’une des plus représentatives à laquelle nous allons consacrer un plus ample développement.

Fās Jdid et Fās al-Bāli : une commande diversifiée et un art de bâtir

Maîtres de Fès, comme l’affirment le minaret de la mosquée de Bū Jlud élevé sous le règne d’Abū Yahya (642-656 H./1244-1258 ap. J.-C.) et son inscription de fondation, la première de la dynastie, les sultans mérinides conçoivent un projet grandiose : Fās Jdid fondée en 674 H./1276 ap. J.-C. par Abū Yūsuf. Cette « Ville Nouvelle » fortifiée, ville administrative, siège du pouvoir et ville-forteresse, comporte un palais, une Grande Mosquée, une madrasa. Elle est dotée d’équipements, de madrasas ou collèges, de mosquées et d’habitations traversées par un cours d’eau avec des jardins irrigués par des roues élévatoires ou norias. Toutes ces réalisations, en particulier les coupoles, celles des équipements fonctionnels – le héri, grenier et la fabrique d’armes, Dar as-Sina‘ – de même que celles du palais, témoignent d’un art de bâtir. Al-‘Umari indique : « on l’appelle (la résidence du sultan) le Château (qasr) ; c’est une haute construction, majestueuse, couverte de coupoles élevées, vraiment dignes de souverains, avec des balcons dominants, de grandes voûtes, des salles royales ».

Les sultans entourent également Fās al-Bali de tous leurs soins : « La Ville Ancienne » où la médina reçoit tous les équipements nécessaires. La commande est très variée. L’âge mérinide livre ainsi pour la première fois, toutes les composantes du cadre urbain qui sont des prouesses d’art architectural et des points d’orgue au plan du décor : les lieux de culte et d’enseignement – mosquées, madrasas et zaouïas (édifices appartenant à une confrérie religieuse) –, les établissements de rente (hôtelleries ou funduqs) et les constructions privées, expression du quotidien : maisons, bains, fontaines de quartier…

L’esprit du décor: fidélité à l’héritage du XIIe siècle et nostalgie andalouse

L’époque mérinide voit le retour du décor couvrant des Almoravides que l’art almohade a épuré et renouvelé. Si ce décor est toujours foisonnant, il accuse des défoncements moins profonds. Moins vigoureux, il gagne en finesse ce qu’il a perdu en force et en modelé. L’art du début de la période, marqué par la largeur de style almohade, présente des particularités dans le plâtre comme ces motifs à deux échelles différentes que l’on relève aux écoinçons des arcs provenant de maisons de Fès et à la Grande Mosquée de Taza. Dans le décor sur bois, cet art au XIIIe siècle, trahit des partis décoratifs omeyyades andalous que révèle tel détail significatif de l’ornement : par exemple ce motif en écaille légué par les ivoires du Xe siècle, de Cordoue et de Madīnat az-Zahrā’ , dont on ne sait s’il est parvenu directement, transmis par un maître d’oeuvre exilé lors de la Reconquête, ou assimilé. Citons encore tel procédé appliqué à la géométrie ou à l’épigraphie. Cordoue reconquise, ces archaïsmes nous redisent la volonté de la sauver.

Le répertoire floral qui comprenait aux époques almoravide et almohade une infinité de variantes à l’intérieur d’un même type floral, comme la palme, par exemple, a restreint le répertoire de ses formes, dont le modelé et les mouvements sont moins élaborés. Il compte la palme simple, la palme double et la pomme de pin, disposées sur un enchevêtrement de rinceaux dont l’oeil ne peut plus guère suivre, comme auparavant, le parcours. Les formes de décor amenuisées se fondent dans l’unité d’un registre harmonieux et mélodique, alors qu’auparavant, chaque forme, essentielle, avait sa personnalité propre.

La plastique monumentale

L’art de construire apparaît dans la plastique monumentale, celle des madrasas ou des demeures qu’apparente un même parti architectural. La plastique monumentale s’affirme avec bonheur aux façades sur cour des demeures. Un sentiment d’équilibre harmonieux résulte de l’entrecroisement des hautes verticales des piliers et des horizontales des balustrades, des linteaux des galeries et des frises sous auvent (halqa). Dans ce jeu de lignes, les éléments des balustrades, disposés en oblique, et les lignes courbes des arcs, consoles et claustras introduisent une nuance de diversité et un apaisement.

Comme l’indique Henri Terrasse dans l’introduction de l’ouvrage de Boris Maslow, Mosquées de Fès et du Nord du Maroc : « Les maîtres d’oeuvre hispano-mauresques du XIIIe siècle, s’ils n’étaient, pas plus que leurs ancêtres, de savants constructeurs, restaient, en même temps que d’excellents maçons, des maîtres de la plastique monumentale ».

La place et le rôle de l’ornement se lisent à travers l’évolution du plan dont témoigne essentiellement la madrasa. Les principaux matériaux – bois de cèdre sculpté, gravé, tourné, assemblé, peint, ou encore revêtu d’appliques ; marqueterie de faïence ou zellij, plâtres ciselés.

Le couronnement et l’armature de bois de cèdre ouvré

L’une des nouveautés à l’ère mérinide est le large emploi du bois de cèdre ouvré dans l’architecture fassie religieuse, civile et utilitaire de ce temps. Son caractère imputrescible, facteur de conservation, que confirment des oeuvres uniques, architecturales ou mobilières, datées des IXe et Xe siècles, – la poutre idrisside de la mosquée al-Qarawiyyine et le minbar de la mosquée des Andalous – parvenues jusqu’à nous, se double d’une qualité du matériau, tendre à la gouge du sculpteur, qui le rend propre à être façonné d’une manière étonnante. Le chroniqueur Ibn Marzūq, rapportant la commande d’Abū al-Hassan (une demeure palatine pour sa fiancée, la princesse hafside Azzūna), le souligne :

« On emploiera du bois de cèdre sculpté et ajusté, avec des motifs floraux ou polygonaux. […] L’architecture des plafonds sera différente dans chacune des quatre chambres (qubba) suivant les procédés de décoration florale et polygonale connus des artisans ; ces plafonds seront ensuite peints, les portes seront faites de marqueterie de bois ainsi que les armoires et les portillons (khukha). »

À l’extérieur, le bois orné compose les auvents monumentaux (shuwwaf) unissant frises sculptées et peintes, arceaux, consoles sur colonnettes et corbelets qui signalent l’entrée sous porche des sanctuaires. Au-dessus des portes de demeures à ornementation cloutée, et pourvues de pentures en fer forgé, guillochées au ciseau, et de heurtoirs, des linteaux à épigraphes sculptées énoncent des souhaits, tels « fortune débordante », « succès dans les entreprises », qui appellent la prospérité sur la demeure et sur son propriétaire.

À l’intérieur des édifices, ce matériau donne lieu à de riches dispositifs, à la fois procédés constructifs et ensembles décoratifs dont le décor sculpté obéit à des règles établies par la tradition : ce sont les portiques à entablements de bois. Une grande variété réside dans ces organes de support, éléments de soutien des plafonds des galeries : ils apparaissent tantôt composés d’un linteau sur un arc festonné et gaufré comme à la madrasa ‘Attarine, ou bien de double linteaux sur des semelles allongées, comme à la madrasa Bū ‘Ināniya, ou encore d’un linteau sur un corbeau à porte-à-faux dessinant une baie à degrés, comme à Dar Demana et à Dar Lazraq. Ces ensembles se complètent, à l’étage, de grilles de bois, sculptées, tournées et peintes, confortant les piliers et résultant, comme les plafonds, les portes de chambre, et les cloisons, d’un savant assemblage qui en font des oeuvres hors-paires.

Enfin, ces auvents intérieurs aux nombreux petits supports dénotent une grande originalité. Ils apparaissent comme l’expression de traditions locales et confèrent aux édifices tout leur accent.

La dentelle de plâtre ou la quête de lumière

L’époque mérinide voit le retour de la profusion des plâtres dont témoigne la variété des constructions. La technique est, comme auparavant, celle dite naqsh al-hadīda, « sculpture à l’outil de fer ». Affouillées de tailles obliques et approfondies de deux ou trois plans successifs, les compositions sculptées obéissent toujours à des règles décoratives d’inclinaison.

Les stucateurs recourent également au champlevé, au moulage comme en témoignent les alvéoles, muqarnas, ainsi qu’au découpage. Les claustras, shemmashiyat dominant les portes de chambres offrent une grande diversité. Ces « filtres-soleil » procuraient jour et aération. Ils portaient aussi la date de fondation lorsque celle-ci était indiquée.

Le revêtement, de bonne qualité, mais moins résistant qu’auparavant, est lié à l’embellissement des surfaces verticales, courbes ou en encorbellement : écoinçons et intrados d’arcs, consoles, trompes d’angle à la base des coupoles... Ce matériau tapisse les murs et revêt les piliers de niches, de nids d’abeille et de registres divers. Il compose des éléments d’architecture : consoles, chapiteaux, arcs festonnés, gaufrés ou à intrados enrichi d’alvéoles, forme somptueuse soulignant le trait préférentiel de l’espace auquel il donne accès (chambre du chef de famille), ou encore sa valeur liturgique (salle de prière d’une madrasa, telle Sahrīj). Mais il est un espace où le décor de plâtre innove : les angles des cours des maisons privées. Si l’on connaissait déjà, grâce aux claustras floraux ou géométriques almoravides des coupoles dégagées à la mosquée al-Qarawiyyine, l’importance des effets de transparence, les compositions des angles de la cour des demeures offrent d’autres sources de clarté : les panneaux de rhombes en shebka « filet ». Ces réseaux losangés, dont les plus anciens étaient entièrement sculptés à jour, surmontent les tympans d’arcs festonnés et gaufrés reliant les piliers d’angle des galeries.

La marqueterie de faïence, zellij ou le règne de la couleur

Le décor innove à l’époque mérinide avec l’apparition de la marqueterie de faïence, ou zellij, aux multiples effets de polychromie, qui participe à une conception symphonique du décor. Les mosquées, madrasas et demeures en consacrent le règne. Les zellij, tout autant que le bois de cèdre, portent la marque de la dynastie. L’un des charmes et l’une des grandes originalités de Fās al-Bali (la Ville Ancienne ou la médina) et de Fās Jdid, sont ces minarets à ordonnance décorative de rhombes de briques garnies de faïence polychrome, dont il existe toute une typologie ainsi qu’une terminologie. À l’extérieur des édifices, ils rehaussent aussi les écoinçons des portes militaires, telle Bāb al-‘Amr (fin XIIIe siècle). À l’intérieur, les espaces de décor significatifs sont les surfaces planes (sol des cours et des pièces), les plans verticaux (murs et piédroits de porte de chambre ou de salon) ou courbes (intrados d’arcs, etc.).

Par leur disposition et leur facture soignée, les zellij soulignent, dans la demeure, les espaces préférentiels, telle l’entrée des salles nobles qu’illustrent les compositions spécifiques du seuil (‘atba), des piédroits (khdūd « joues ») et du parterre carré, seniya « plateau », de la largeur de la porte. Les modules obéissent à l’architecture : ainsi, l’espace entre piliers est marqué par une composition amenuisée.

Les variations chromatiques de ces revêtements en font des « murs vivants » et « tapis de couleur ». Enfin, les zellij ont une portée symbolique et un rapport à la conception du monde et à la religion.

Distribution du décor dans l’espace architectural :
une règle établie par la tradition

La répartition des matières ornementales dans l’espace architectural, notamment une façade intérieure de madrasa ou de maison, obéit à une tradition locale conditionnée par une donnée géographique particulière, à savoir l’abondance de l’eau. Sur un plan vertical, celui des hautes façades sur cour des maisons mérinides, qu’imposent les contraintes du tissu urbain à trame serrée, ces matériaux et techniques du décor s’organisent selon une hiérarchie, une ascension chromatique progressive, en rapport avec cette ressource essentielle. Des annonces de teintes, perçues également comme des rappels introduits, facteurs d’unité, relient l’esprit de chaque registre à l’esprit de l’ensemble, participant ainsi à l’harmonie générale.

La composition des façades se décline comme suit : le registre de zellij qui occupe la base des murs, à hauteur d’homme, sur 1,60 m. environ, situé à proximité de l’eau (fontaines murales, vasques), et objet d’un entretien quotidien par les habitants qui en tirent une légitime fierté, offre une dominante froide (bleu gris, vert amande, brun ou noir, blanc). À ce registre que réchauffe et qu’égaie une pointe d’ocre jaune, annonce de la chaude polychromie des plafonds et des frises, succèdent – au niveau intermédiaire – les revêtements de plâtres, dont les tons pastels (bleus, verts), réplique de la gamme chromatique des zellij, rehaussent les effets des motifs sculptés. Différemment à la marqueterie de faïence, offrant un registre plan et lisse comme une surface de marbre, qui tire ses ressources des variations chromatiques, les espaces supérieurs réservés à la ciselure du plâtre et à la sculpture sur bois, puisent leurs effets dans le modelage des formes, qui ménage des reliefs, des tailles obliques, des surfaces arrondies, animées par les jeux de lumière et de couleur.