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l’âme du Maroc

Fès et Meknès

Fès et Meknès, deux villes si proches et en même temps si différentes. Elles partagent une même situation géographique, lovées toutes deux dans cette riche plaine du Saïs, au pied du Rif, face à l’Atlas. Leur horizon dégagé laisse percevoir de loin et des quatre points cardinaux, le voyageur où le conquérant qui approche. La distance qui les sépare, soixante kilomètres, leur interdit de se fondre l’une dans l’autre. Mais en même temps, elles sont trop proches pour que l’une ne ressentît pas l’influence de l’autre.

En vérité, les deux villes semblèrent s’ignorer superbement pendant quelques siècles. Fès, dès ses débuts, fut conçue comme ville royale et centre du pouvoir. Fondatrice du premier État musulman sur le sol du Maghreb extrême, lieu de pèlerinage au tombeau de Moulay Idris, fondateur de cet État, siège de l’une des plus vieilles universités du monde, qui, durant des siècles par la voix de ses savants fixa ce qui était dans l’interprétation du dogme, sahih –juste– et ce qui était bid’a –hérésie–, capitale du Royaume sans interruption pendant treize siècles, Fès occupe une place exceptionnelle dans l’histoire du Royaume. On l’a voulue cosmopolite. Elle s’ouvrit aux Andalous, aux Orientaux mais aussi aux populations des montagnes avoisinantes. On l’a voulue riche. Elle devint raffinée, avide d’échanges avec les peuples des alentours, de Méditerranée ou d’Afrique.

Meknès, elle, ne fut à l’origine qu’un havre pour les peuples pasteurs de cette vaste plaine du Saïs.

Au moment de la transhumance, ils laissaient dans leurs hameaux fortifiés juchés sur le plateau qui domine l’oued Boufekrane, les femmes enceintes, les malades, les vieillards, et quelques guerriers pour les protéger et veiller sur les réserves de grains et les champs cultivés au fond de la vallée.

La ville grandit peu à peu par la fusion de ses hameaux, par la sédentarisation des populations des alentours, par l’installation de juifs venus du grand sud. Malgré son essor, malgré l’arrivée de quelques familles andalouses, Meknès, reste un modeste bourg rural, jusqu’au moment où commença à se faire sentir l’influence de Fès. En effet, à partir du XIe siècle, peu à peu les princes, membres de la famille royale, qui souhaitaient s’éloigner quelque peu de la Cour, prirent pour habitude de séjourner à Meknès. La ville devint donc lieu de villégiature princière. En effet, des proches du Sultan almoravide s’y installèrent. Plus tard, la mère d’Ahmed al-Mansūr, séjourna souvent à Meknès où elle construisit une mosquée qui porte encore son nom, Jāmi‘ Lalla Mes‘ouda. Plus tard encore, Mohammed V qui est né à Fès, y passa son enfance. Certes, la ville s’enrichit de palais et de belles mosquées.

Certes, la présence des princes et de leur entourage encouragea le négoce et les activités artisanales.

Dans les ateliers de la vieille ville, on travaillait ce bois de cèdre que des caravanes de mulets apportaient de l’Atlas. On brodait chemises et parures de lit « au point de Meknès », certes moins raffiné que celui de Fès, et moins sobre, inspiré des motifs et coloris des tapis berbères. La vallée se couvrit de jardins où l’on produisait les meilleurs fruits, les plus beaux légumes.

Mais Meknès ne devint pas une simple dépendance de Fès, comme Versailles l’est pour Paris ou Aranjuez pour Madrid. Elle est considérée aujourd’hui comme l’une des « capitales impériales » du Royaume car le Sultan Moulay Isma‘īl en fit au XVIIe siècle, le coeur de son empire. Il la couvrit de palais, de mosquées et de casernes pour sa grande armée. Il contribua à en diversifier la population en y installant son armée de métier d’origine africaine, dont les descendants contribuèrent à métisser le peuplement. Il y attira aussi les gens de l’Atlas et les Alaouites du Tafilalt avec leur clientèle arabe et berbère. Pour ses travaux titanesques, il mobilisa des milliers d’ouvriers, les artisans de Fès pour les mosaïques des cours et des fontaines, les captifs chrétiens convertis à l’islam, comme Ahmed Al-Iglisi qui bâtit la monumentale Bāb Mansūr qui ne fut achevée que bien après la mort du Sultan. C’est devant cette porte que Delacroix peignit au début du XIXe siècle, Moulay ‘Abderrahmān, hiératique sur son cheval, protégé par le parasol royal.

Cependant, jamais Meknès ne supplanta Fès. Ses lettrés continuèrent d’aller parfaire leur formation à la Qarawiyyine. Ses coquettes s’en allaient faire leurs emplettes dans les souks de la ville idrisside. Ses grands commerçants s’approvisionnaient sur les marchés fassis où étaient distribués les produits du grand commerce, acheminés à travers triq Sultan qui reliait Fès au Tafilalt et audelà à Tombouctou, ou par la piste qui aboutissait aux ports atlantiques en relation avec l’Europe.

Certes, après la mort de Moulay Isma‘īl, ses successeurs séjournaient souvent dans sa capitale, y recevaient les ambassades étrangères et contrôlaient la sécurité du Maroc central où la poussée des tribus du grand sud, chassées par la sécheresse, multipliaient les conflits locaux qui s’étendaient parfois jusque sous les murailles de Meknès et de Fès. La position centrale de la ville permettait aussi aux Sultans de se porter rapidement vers les ports atlantiques menacés régulièrement par les marines européennes. N’est-ce pas de Meknès que partit Moulay Isma‘īl pour libérer Mamora, l’actuelle Mehdia, occupée par les corsaires chrétiens ? Mais Fès et Marrakech demeuraient les grandes capitales du Royaume. Meknès reste plus modeste, plus provinciale. Lorsque, au début du XXe siècle, l’armée française entreprit la conquête du pays, un an avant l’instauration du protectorat, elle marcha rapidement sur Fès qu’elle occupa dès avril 1911, car elle savait que c’était là qu’était le coeur du pouvoir. Ce n’est qu’après qu’elle eût investi Fès, qu’elle s’en revint sur Meknès qu’elle occupa à son tour après de durs combats contre les résistants menés par Mohand N’Hamoucha. Une anecdote publiée dans la presse de l’époque montre bien le sentiment de supériorité qu’éprouvaient les Fassis par rapport à leurs voisins de Meknès. Lorsque le mellah de Fès fut pillé pendant les sanglantes journées d’avril 1912, la communauté juive lança un appel à la solidarité au profit des familles qui avaient perdu tous leurs biens au cours des émeutes. Les Fassis dédaignèrent les dons du mellah de Meknès. Ce n’était là firent-ils savoir que vêtements usagés et pain bis, indignes de leur rang ! Le protectorat déplaça le centre politique du Royaume sur la côte atlantique, à Rabat. Fès perdit définitivement son rôle de capitale et, comme Meknès, se provincialisa. En effet, le régime découpa le pays en larges régions civiles et militaires. Fès devint capitale régionale et fut chargée de contrôler le piémont du Rif et la « trouée de Taza » vers l’est. Meknès devint la capitale d’une vaste région militaire qui s’étendit jusqu’au Tafilalt. Les deux villes abritèrent de forts contingents militaires et leurs banlieues se couvrirent de casernes. Des villes « nouvelles », construites sur le même schéma, autour de la poste, de la banque et des bâtiments officiels de style « néo-mauresque, furent peuplées d’Européens, riches négociants ou propriétaires terriens, fonctionnaires ou boutiquiers modestes, qui reproduisirent là leur mode de vie autour des cafés, des cinémas et des écoles modernes. Les plaines si fertiles, furent accaparées par les colons qui se constituèrent d’immenses domaines où ils cultivèrent le blé, la vigne et les arbres fruitiers dont les produits furent exportés jusqu’en France. Les ateliers de mécaniques pour l’entretien du matériel agricole le plus moderne se multiplièrent dans les quartiers industriels. Les colons érigèrent d’immenses silos à grains et des caves qui produisirent du vin de qualité ou de plus ordinaires dont on corsait les vins français.

Les paysans dépossédés, employés dans ces fermes se regroupèrent dans les hameaux des environs des deux villes, et leur population gonfla sous le flux des déracinés du sud du pays chassés par la misère et la sécheresse. Ceux qui ne trouvèrent pas à s’employer là, s’installèrent dans la grande ville où ils trouvaient du travail de boutiquier, pour les plus chanceux, d’ouvriers, de porte-faix, etc.

Fès et Meknès commencèrent à se « ruraliser ».

Mais, après l’échec de la résistance armée à l’occupation au début des années trente, lorsque que commença la contestation politique du régime de protectorat, Meknès ne réagit que par des révoltes sporadiques, des mouvements de colère vivement réprimés par les forces de l’ordre. En 1930 la ville s’associa d’autant plus violemment aux protestations de tout le pays contre la promulgation du dahir qui soustrayait les populations berbérophones au droit musulman, que la majorité de ses habitants étaient originaires des montagnes berbères. En septembre 1937, le détournement au profit des colons des eaux de l’oued Boufekrane, qui alimentaient la ville, des manifestations violentes soulevèrent la ville : « A la suite d’une manifestation pacifique aux cris de l’eau, de l’eau ! , les autorités firent arrêtér cinq principaux meneurs que le pacha condamna automatiquement à trois mois de prison. La foule qui entourait le tribunal, lapida le service d’ordre et la troupe tira. Les assaillants eurent trois morts et une quarantaine de blessés, le service d’ordre cinquante-deux blessés ».

Ces événements furent l’occasion pour les autorités coloniales de tenter de décapiter le mouvement nationaliste naissant, en interdisant ses partis et ses journaux et en exilant ses chefs. Ils eurent cependant un grand retentissement à travers tout le Royaume et annonçaient le changement de stratégie du mouvement nationaliste qui jusque là, dans la zone de protectorat français, croyait à la possibilité de réformer le protectorat. Désormais, ce sera l’indépendance qui deviendra la principale revendication.

Meknès, elle, n’abritera aucun parti politique nationaliste, aucun journal d’opposition au Protectorat.

Région militaire, l’état de siège imposé au pays durant toute cette période, y sera appliqué avec plus de rigueur. Fès, au contraire, grâce à son passé de grande capitale, à la force de ses élites intellectuelles, à la richesse de ses notables, fut, notamment dans l’entre-guerre, le foyer de l’opposition.

Certes, le peuple de la ville se livra aussi aux violences contre le Protectorat, lorsque l’oppression se faisait trop vive. Comme Meknès, en 1911, 1912, 1930, 1937, 1944 lors de la présentation du « Manifeste de l’indépendance », et au début des années cinquante lorsque les autorités exilèrent Mohammed ben Yūsuf, Fès fut le théâtre de manifestations violentes réprimées dans le sang.

Mais Fès essaya aussi, dans l’entre-deux-guerres de dialoguer avec les autorités, de mener un combat politique contre le régime. Ainsi, le premier périodique nationaliste paru en zone de protectorat français fut l’Action du peuple fondé à Fès en 1933 qui se mobilisa contre le dahir « berbère », contre les inégalités entre français et Marocains, contre le racisme. Ce sont les animateurs de cet hebdomadaire qui élaborèrent le Plan de réforme proposé aux autorités pour les appeler à respecter l’esprit du traité de protectorat. Ce journal parut en 1933-34, interdit à cette date, il reparut à nouveau au cours de l’année 1937. Après son interdiction définitive suite aux évènements de Meknès, plus aucun périodique nationaliste ne réapparaîtra dans la ville. Les partis politiques et les périodiques qui seront créés après guerre, paraîtront à Rabat ou à Casablanca. Rabat avait définitivement ravi à Fès son rang de capitale politique, Casablanca de pôle économique… Désormais, comme à Meknès, la parole sera à la rue.

Les deux villes ne sont plus que des chefs-lieux de province. Et leurs habitants se jetteront sur les routes à la mi-novembre 1955, pour assister, à l’aéroport de Rabat, à l’arrivée de Mohammed V.

« Quelques semaines plus tard, des milliers de Fassis et de Meknassis campent des nuits entières sur l’itinéraire du roi, auréolé de la gloire de libérateur du Royaume, pour le voir parcourant les grandes artères de ces villes qui ont attendu son retour avec tant de ferveur. » L’indépendance scellera leur destin de capitales provinciales. Pendant quelques décennies, elles s’étiolent, la colonie étrangère se réduit, leurs élites s’en vont vers Rabat et Casablanca, plus dynamiques et qui offrent plus d’opportunités à leurs talents. L’exode rural qui s’accélère durant les premières décennies de l’indépendance gonflent les cités de quartiers insalubres.

À partir des années quatre-vingts, les débuts de la politique de régionalisation qui vise un développement plus équilibré du pays, suscitent un regain d’intérêt pour les deux villes. On y est plus soucieux de la préservation du patrimoine architectural, on y améliore l’habitat, on y développe l’investissement, de grandes universités modernes y sont créées. Cependant, la nouvelle organisation du pays fondée sur la constitution adoptée en juillet 2011, prévoit, dans le Saïs, la création d’une vaste région dotée de larges pouvoirs, dont la capitale sera Fès, mais dans laquelle on insère la ville de Meknès. Ce sera la première fois de son histoire que la capitale de Moulay Isma‘īl se trouvera assujettie administrativement à Fès. Quel sera donc le destin de Fès, devenue une super capitale régionale ? Quel sera celui de Meknès ?