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l’âme du Maroc

Les Wattassides, une dynastie de transition

Officiellement les Wattassides, ou Banū Wattas, ont régné sur le Maroc, de 1471 à 1549. Période difficile de transition entre l’époque de la grande dynastie mérinide et celle de la dynastie des Chorfas Sa‘adiens.

L’histoire de la dynastie Wattasside est souvent traitée avec celle de la dynastie mérinide. Il est vrai qu’elle en constitue la continuité : les Wattassides étaient les cousins des mérinides, étant tous des Zénètes venus de l’Est du pays. Ils ont participé à l’exercice du pouvoir depuis le milieu du XIVe siècle, en tant que vizirs auprès des princes mérinides. C’est peut-être ce qui explique que l’histoire de cette dynastie n’ait intéressé ni les historiens ni les chroniqueurs. Les marocains du passé n’aimaient pas cette période, les textes anciens l’ont boudée, ceux d’aujourd’hui ne la comprennent pas. En plus, du fait que la période, relativement courte de leur règne, a été une période de grands conflits intérieurs. Le pouvoir politique est éparpillé entre des entités diverses. Aucune force politique n’avait pu unifier le pays. Au point où l’on se demande si on peut vraiment accorder le titre de dynastie à part entière aux Wattassides.

En plus, c’est à leur époque que l’Andalousie est entièrement reconquise par les Chrétiens et que Grenade est tombée, en 1492 sous leur regard médusé. La dynastie, encore en cours de construction, était incapable d’apporter une quelconque aide aux Banū al-Ahmar, derniers souverains andalous musulmans, attaqués de toute part. Les princes wattassides devaient gérer, entre autre, l’arrivée de nombreuses vagues de migrants andalous, faire face à une expansion ibérique qui menaçait jusqu’à leur capitale Fès et composer avec le vaste mouvement mystique initié par al-Jazouli qui appelait à réformer la pratique chadilite, contribuant au discrédit et à l’instabilité du pouvoir central.

C’est dans ce contexte difficile que les tentatives des héritiers des anciens vizirs wattassides de prendre le pouvoir à leur compte et d’en chasser les Mérinides, vont se multiplier. Car l’histoire des familles influentes wattassides a commencé bien avant leur prise du pouvoir en 1471. Déjà des membres de la famille wattasside avaient occupé de hautes fonctions et porté de grandes responsabilités sous le règne des Mérinide et cela depuis 1358. L’un des plus puissants membres de la famille, Abū Zakaria Yahya Ben Zayan, a été le tuteur du prince mérinide ‘Abd al-Haq, dernier souverain officiel de la dynastie. Ce qui n’empêchera pas ‘Abd al-Haq, comprenant que le ministre wattasside représentait un danger pour lui et pour sa dynastie, de supprimer les principales figures de cette famille, dans un massacre resté célèbre. Seul Muhammad ash-Shaykh en réchappa et, un peu plus tard, fit à son tour exécuter ‘Abd al-Haq à Fès en 1465.

À la mort de ‘Abd al-Haq accusé d’apostasie (!), puis les désordres qui ont suivi et les tentatives de restauration idrisside avec un certain Mohamed ibn ‘Ali ibn ‘Imran al-Jouti qui ont tourné court, les Wattassides ont pris le pouvoir en 1471, dans un pays divisé, dévasté par les disettes et les famines et menacé par les épidémies. En effet, face aux souffrances qu’a vécues Fès, ajoutées au risque que représentait la menace ibérique pour l’ensemble du pays, Muhammad ash-Shaykh, qui a promis de mener le jihād contre les Ibériques, remporte l’adhésion des uléma-s de Fès qui vont lui accorder leur bay’a. Il régna jusqu’en 1505. Loin d’avoir résolu les problèmes du pays, ce long règne ne fera que retarder la dispersion du pouvoir et favoriser la montée en puissance des principautés locales.

Pire encore, incapable de faire face aux deux défis majeurs de cette époque, Muhammad ash- Shaykh va subir les conséquences de la décadence et de l’affaiblissement du pays d’une part mais aussi la prééminence portugaise et la politique expansionniste espagnole.

La tendance à la fragmentation du pouvoir, qui avait déjà commencé avec les derniers Mérinides, s’accentue avec Muhammad ash-Shaykh. En réalité les Wattassides ne pourront jamais étendre leur pouvoir au-delà du Nord du Maroc, de l’Oum er-Rabi‘ au Sud et de la Moulouya à l’Est, même s’ils tentent, à plusieurs reprises de reprendre la main dans le Tadla et dans les Doukkala. Marrakech est sous les Hintata depuis 1359, Debdou est pratiquement autonome. Chefchaouen, fondée en 1471 par Moulay ‘Ali Ibn Rashid al-Alami, s’érige en principauté indépendante.

À ces problèmes s’ajoute l’héritage de fait des conséquences de la chute de Grenade. À l’époque de Muhammad ash-Shaykh, le royaume des Nasrides tombe en 1492 aux mains d’Isabelle et de Ferdinand, les Rois Catholiques. Les Banū al-Ahmar sont battus et chassés de l’Andalousie. Le dernier souverain musulman en Andalousie quitte Grenade avec sa famille et sa cour, soit prés de 700 personnes, et une partie de leurs biens. Abu Muhammad ‘Abdallāh ibn Abū al-Hassan, dernier prince des Banū al-Ahmar, que les textes espagnols désignent par Boabdil, émigre à Fès et demande l’asile et la protection de Muhammad ash-Shaykh. Celui-ci l’accueille dans une cérémonie restée célèbre, grâce à la description qu’en a faite al-Maqqarī, dans son livre Nafh at-Tib.

Pendant plus de vingt ans de nombreux émigrés quittèrent al-Andalus et vinrent s’installer un peu partout dans les campagnes du Nord du Maroc, mais surtout à Fès, Meknès, Tétouan, Chefchaouen, Al-Qsar al-KabĪr, Salé, Rabat, jusqu’à Marrakech et même le Sous. L’accueil de ces nouveaux arrivants dont des Juifs et des Musulmans s’était déroulé dans des conditions difficiles. Des textes juifs racontent le calvaire qu’ont vécu les émigrés juifs, mais aussi musulmans, installés provisoirement sur les collines de Dhar el-Mahrez qui surplombent la ville de Fès, attendant que les autorités du Mellah acceptent de les accueillir. Le secrétaire du sultan, le célèbre ‘alim, Ahmed ibn Yahyā al-Wansharīsī apporte un témoignage significatif de l’ambiance difficile dans laquelle les andalous ont été reçus, dans une réponse à l’un des défenseurs des malheureux expatriés :

« Ils ont dit qu’ils n’avaient point trouvé l’accueil qui leur était dû, qu’ils n’avaient trouvé au pays de l’Islam, au Maghreb (…) dans leur recherche d’un gagne-pain, ni douceur ni bienveillance, ni facilité d’aucune sorte, pas plus du côté des administrateurs des provinces que du public. » 

« Ils ont montré ouvertement par leurs propos la faiblesse de leur foi et le manque de solidité de leurs convictions. Ils ont fait voir qu’ils ont fui l’Espagne, non pour Dieu et son Prophète, comme ils le prétendent, mais pour les biens terrestres qu’ils ont cherché à acquérir rapidement dans ce pays, courant après la réussite de leurs désirs et de leurs espérances. Dès qu’ils ont vu que les choses ne tournaient pas selon leur gré, ils ont affecté du mépris pour ce pays d’Islam et son gouvernement. Ils ont blâmé amèrement celui qui les avait entraïnés à fuir. Ils ont vanté le pays des Chrétiens, ses populations. Ils ont regretté leur départ ». 

Cité par A. Cour L’établissement des dynasties des chérifs au Maroc et leurs rivalités avec les Turcs de la Régence d’Alger (1509-1830).

Précipitant ce vaste mouvement migratoire, les Portugais et les Espagnols se lancent à la conquête des côtes maghrébines. Plusieurs ports tombent aux mains des Portugais, notamment Asilah et Tanger (1467) qui viennent s’ajouter à Sebta (1415). En 1437 le régent wattasside Abū Zakarya dirige une des rares opérations de jihād qui a empêché les Portugais de prendre, en un premier temps Tanger Et c’est alors qu’il avait relancé les rumeurs de la découverte du tombeau d’Idris II, pour profiter du charisme des Chorfas. Débordé, et afin de contenir cette vague d’attaques et d’avoir les mains libres pour assoir son règne, Muhammad ash-Shaykh signe avec les Portugais un traité de paix pour une longue durée. Mais la campagne ibérique ne sera pas ralentie pour autant. Elle débordera sur le règne de Mohamed al-Burtughali (1505–1524) : Safi est occupé en 1508, Azemmour, Tit en 1513, et Agadir en1505. Mohamed al-Burtughali, qui a passé son enfance captif des Portugais, a essayé de réagir en organisant des campagnes de jihād contre les places occupées. Plusieurs expéditions furent organisées, comme celle contre Asilah, à laquelle Léon l’Africain a participé, comme il l’a lui même rappelé dans sa Description de l’Afrique.

Le pouvoir wattasside n’arriva jamais à unir le pays et à faire face aux graves problèmes qu’il connaissait. Les Wattassides n’avaient pas pu établir une plateforme politico-religieuse qui pouvait servir de base à leur légitimité. Ils avaient tenté de rallier les disciples de la zaouïa Qadiriya pour contrer les Idrissides, les alliés traditionnels de la tariqa Chadiliya, Jazouliya, mais sans jamais y parvenir. Le livre de Mohamed al-Mehdi al-Fassi Mumti‘a al-Asma’ dans la fresque qu’il offre au lecteur, montre toute la puissance de la tariqa Jazouliya et de ses disciples qui quadrillaient le pays.

Les Jazoulis ne laissaient pas de répit aux Wattassides. Profitant de leurs richesses et de leur rôle social, dans un pays en crise économique, les zaouïas jazouliya, qui formaient un véritable réseau, vont cristalliser le mécontentement des populations et servir de porte-parole devant des autorités wattassides dépassées par les événements, pour porter au pouvoir, à partir de 1517, des Chorfas venus du Dra’, qui promettaient jihād, sécurité et prospérité. Il s’agit, en l’occurrence, des Sa‘adiens.

Alors que les zaouïas arrivaient à mobiliser des régions entières pour le jihād, l’armée wattasside, en plus de son organisation précaire et de son armement rudimentaire, ne pouvait pas mobiliser un nombre important de guerriers. Ce qui explique l’échec de leurs tentatives de récupérer les places occupées par les Portugais et les Espagnols, nourrissant ainsi un mécontentement croissant des populations.

L’époque d’Ahmad al-Wattāssi (1524–1549) ne fut pas plus heureuse. En plus des problèmes qu’a connus le règne de son père, Ahmad devait faire face à la montée en puissance des Chorfas Sa‘adiens, soutenus par les zaouïas, qui étaient arrivés, non seulement à fédérer tout le Sous, le Dra’ et les côtes atlantiques au sud d’Azemmour, à s’installer à Marrakech, en 1525, mais à récupérer les ports d’Agadir, de Safi et d’Azemmour, et à en déloger les Portugais, en 1541.

Le recul wattasside devant la puissance des Sa‘adiens se poursuit après leur défaite dans la bataille de l’Oued ‘Abid dont Léon l’Africain a été témoin. Ahmad al-Wattāssi est capturé et emmené à Marrakech, puis relâché contre l’abandon du Habt, du Gharb et de Meknès aux Wattassides.

Le temps des Wattassides, à partir de ce moment, était compté. Les défaites succédant aux défaites, Taza est conquise par les Sa‘adiens. Les tribus Kholt du Gharb, avec leur impressionnante force de cavaliers, vont apporter leur soutien aux Sa‘adiens dans le siège qu’ils établiront sur Fès, jusqu’à la reddition de la ville en 1549.

En 1549 enfin les Sa‘adiens, avec Muhammad ash-Shaykh al-Mahdi, entrent à Fès après la fuite de Bū Hassun vers Bādis qui tentera d’obtenir le soutien des Turcs, puis celui des Espagnols, sans parvenir à sauver la dynastie wattasside de la débâcle.

En fait le temps des Wattassides était terminé, malgré un dernier sursaut avec l’appui des Turcs d’Alger. Les Wattassides reprennent Fès pour une courte durée avant de capituler et d’accueillir pour la seconde fois, Muhammad ash-Shaykh, en 1554. Une nouvelle ère commence pour Fès avec la dynastie des Chorfas Sa‘adiens.