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l’âme du Maroc

Le maristane, lieu de vie et de soins

Les maristanes, institutions médicales en pays arabo-musulmans à l’époque classique, accueillaient au départ tous les malades, sans distinction entre les affections mentales ou physiques. Un enseignement médical et chirurgical y était souvent dispensé. Par la suite, ils furent utilisés principalement comme asiles d’aliénés. Le mot « maristane » viendrait de bimarstane, composé luimême de deux mots persans : bimar signifiant « malade », « impotent », « aliéné » et de satane qui désigne le lieu, l’établissement destiné aux malades. L’histoire de ces institutions demeure cependant incomplète, les livres anciens qui leur furent consacrés ayant disparu.

L’édification du premier maristane remonte au IXe siècle. Ce premier hôpital arabe, situé à Baghdad, fut construit par Harūn ar-Rashīd (786-809) et eut pour médecin-chef ar-Rāzi. Peu de temps après, des établissements semblables furent créés à Damas, Jérusalem, Alexandrie, Le Caire, Fès, Algésiras, Grenade et Cordoue. Celui du Caire aurait été fondé en 1304 et aurait précédé, d’au moins un siècle, la fondation de l’asile de Valence.

Nombre de maristanes se caractérisaient par une belle architecture traditionnelle, un confort visant le bien-être des pensionnaires. Situés au coeur de la ville, ils voisinaient avec la mosquée et la médersa. Les jardins et les cours d’eau leur conféraient un faste et un côté féérique se voulant en harmonie avec le prestige des dynasties qui les avaient créés. Il faut cependant souligner que si certains maristanes étaient somptueux, d’autres, beaucoup plus modestes, constituaient des lieux d’exclusion des handicapés pauvres, des malades atteints d’épidémies ou encore de troubles mentaux dangereux.

Quelques repères Les Almohades (XIIe siècle) avaient fait bénéficier les malades des bienfaits de la civilisation andalouse.

Ils avaient fait venir d’Espagne des médecins illustres : Abū Marouān, Ibn Zuhr (Avenzoar), Abū Baker, Ibn Tufayl, Ibn Rochd (Averroès). Les Mérinides (XIVe siècle), poursuivirent d’abord le travail de la précédente dynastie avant que le pays ne sombre dans la décadence et que les maristanes ne soient abandonnés.

Les sultans mérinides, Abū Yūsuf Ya‘qūb, Abū al-Hassan et Abū ‘Inān, avaient construit plusieurs maristanes au Maroc notamment ceux de Fès (1286), de Marrakech et de Salé en 1231-1232. Ce dernier fut annexé au marabout Sidi Ben‘acher, où la guérison des malades était confiée à la baraka du saint. Il était dirigé par des descendants (ou prétendus tels) du saint qui avaient alors droit aux offrandes faites au marabout. Alors qu’on ne connaît aucun saint du nom de Sidi Frej, Sidi Ben‘acher était né en Andalousie et avait fait ses études à Algésiras. Après avoir parcouru l’Orient, il s’installa à Salé. Devenu célèbre par sa sainteté, sa science et ses dons de guérisseur, il mourut en 1365. Ce sanctuaire fonctionne encore de nos jours, alors que les précédents furent abandonnés.

Au début du XXe siècle, alors qu’en Algérie les psychiatres français au début du siècle ne retrouvaient aucun maristane, et que celui basé en Tunisie (la Tékia) était appelé à disparaître, des maristanes subsistaient au Maroc où ils furent créés par les sultans et étaient généralement à la charge de l’État.

Certains étaient même dotés de revenus importants grâce aux ressources financières qui leur étaient allouées par des princes et à la constitution de habous.

Jean-Etienne Esquirol (1772 - 1840) s’était penché sur les écrits de Léon l’Africain pour découvrir l’existence du maristane de Fès. Il écrivait: « Ce n’est qu’en Orient qu’on trouve les premières notions sur la séquestration des aliénés ». Rappelons que Esquirol était l’organisateur de l’asile du XIXe siècle et le promoteur de la loi de 1838 relative à l’internement et aux droits des aliénés. Ainsi, le traitement des malades mentaux dans un lieu spécifique semble bien être le fait de la tradition arabe. Un débat passionné avait alors animé les échanges entre psychiatres quant à l’apport de la médecine arabe à propos de l’origine de l’asile.

La période coloniale Au début du XXe siècle, il n’y a plus de médecins au Maroc et tout enseignement médical a disparu.

Les malades se livrent à la médecine traditionnelle. Nombre d’entre eux étaient considérés comme possédés, majanines, ou victimes de magie et de sorcellerie. Ils avaient recours alors au taleb (lettré, étudiant, instituteur) qui donnait un talisman ou faisait des recommandations. Ils pouvaient aussi faire venir des guérisseurs-gnaouas pour exorciser les démons ou conduire les malades au tombeau du saint dont la baraka était capable d’accomplir des miracles.

À la veille du Protectorat, lorsque les médecins français arrivent au Maroc en mission d’exploration, ils ne retrouvent que des traces du glorieux passé des médecins arabes dont les travaux avaient constitué durant des siècles - pendant le Moyen-Âge européen - les seuls textes médicaux existant dans les bibliothèques. Des maristanes subsistaient, davantage comme lieux d’enfermement que de soins.

Des psychiatres illustres, Lwoff et Sérieux font une enquête (1910) dans les maristanes et les prisons de plusieurs villes du Maroc (Tanger, Asilah, Larache, Al-Qasr al-Kabīr, Meknès, Fès, Rabat, Salé, Casablanca).

Ils sont les premiers européens à visiter les maristanes. Les soins médicaux étaient absents dans le maristane comparable à une prison. Les médecins proposaient d’apporter une assistance médicale en utilisant les maristanes, ce qui permettait de mieux justifier le projet colonial aux yeux des autorités.

Le maristane de Sidi Frej Il fut bâti à Fès en 1286 par le sultan mérinide Abū Yūsuf Ya‘qūb au coeur de la médina, entre le marché des herboristes et le souk du henné. Il aurait été dirigé par Averroès. Il était le plus important et le plus célèbre des maristanes de l’empire chérifien.

Les origines du nom de Sidi Frej méritent d’être rapportées. Le maristane avait été confié à un médecin du nom de Fradj El-Khazradji. Celui-ci a amélioré la condition des malades et introduit la musique dans l’établissement. On raconte aussi que cet établissement a été construit par un sultan pour y abriter les malades n’ayant pas de ressources et on lui aurait ainsi donné le nom de Bāb El-Faraj (la porte du soulagement). En raison de la constitution de habous au profit des pauvres, le maristane devint non plus seulement un établissement destiné aux aliénés, mais également un centre de bienfaisance pour les indigents, les étrangers, les malheureux et les vieillards. Le terme Frej viendrait de l’expression Allāh iffaraj alīh (Que Dieu le réconforte).

Mais on trouve aussi des explications tirées de l’imagination populaire, riche, inépuisable, produisant les fables et les légendes. On racontait ainsi qu’une cigogne avait volé dans le palais d’un sultan une couronne d’or et l’avait déposée dans son nid, près du tombeau de Moulay Idris. Elle fut remarquée par les voisins qui virent là un signe de la volonté de Dieu. La couronne fut vendue et, avec le revenu, on édifia une fondation charitable à l’endroit même où se trouvait le nid. Depuis ce temps, s’il arrive à une cigogne d’avoir une quelconque blessure, elle descend prendre un bain dans l’eau de Sidi Frej et repart guérie.

Soigner les cigognes, attendre leur retour, les observer en attribuant leur présence à une réincarnation des hommes ayant fréquenté les lieux, c’est bien ce que véhiculent de nos jours encore des croyances et des légendes. Il en est ainsi des cigognes qui reviennent à Dar Bellarj (la maison de la cigogne), située dans la médina de Marrakech, à proximité de l’université Ben Youssef. Elles avaient logé autrefois dans ce lieu qui abrite la fondation du même nom dédiée aujourd’hui aux arts populaires et à la culture.

Comment guérit-on à Sidi-Frej? Pour certains, les roucoulements des tourterelles sont les prières qui apportent la bénédiction aux occupants de cette institution ; pour d’autres, c’est l’ombre du minaret de Moulay Idris qui en est l’agent : ceux qui guérissent le sont par la volonté divine. Si quelqu’un meurt, c’est parce que c’était écrit (maktoub).

Certains médecins, notamment Avicenne, avaient montré le rôle bienfaisant de la musique dans les maladies mentales. Ainsi, des concerts hebdomadaires de musique se déroulaient tous les vendredis dans le jardin de Sidi Frej. La musique a un fort pouvoir émotionnel et physique. Par la mélodie, le chant et le rythme, elle peut apaiser les tensions, atteindre profondément la sensibilité et même déclencher des transes, en vue d’atteindre la guérison dans certains rituels. Il est admis que parmi les peuples, les Arabes sont ceux qui ont associé le plus étroitement la musique et la transe. Citons à ce propos le mystique Ghazali qui fut tout à fait représentatif du courant favorable à la musique.

Du maristane à l’institution psychiatrique Au sein de la société, certains étaient considérés comme des « élus » et accédaient à la sainteté.

D’autres étaient les « maudits » que la société enchaînait. Pour les médecins français, la médicalisation des institutions existantes était une priorité. Cela n’a pas empêché, bien au contraire, la tradition locale de se perpétuer et de se recréer en d’autres lieux.

Afin de préserver les traditions et les mentalités, les maristanes ont été généralement maintenus dans les attributions exclusives de l’administration des habous. Elle fut progressivement réorganisée, réformée, à partir du début du protectorat.

Le maristane de Sidi Ben‘acher à Salé subit des réaménagements architecturaux importants, et en 1921 les habous furent déchargés de son administration. Celle-ci fut confiée à un comité spécial, composé des principales autorités musulmanes de la ville et de quelques descendants du saint. Le maristane de Meknès fut reconstruit, celui de Rabat réaménagé. La modernisation de Sidi Frej illustre bien la mise en place d’une administration de l’assistance dans le domaine de la santé mentale. On eut le souci de respecter les traditions, jusqu’à une certaine limite cependant. Les chambres furent améliorées, rendant inutiles les chaînes pour certains malades, l’alimentation devint plus équilibrée, le personnel renforcé. Des visites hebdomadaires du médecin de l’assistance publique eurent lieu.

Mais les locaux, vieux de plusieurs siècles, se dégradaient, et l’on proposa d’abattre ces vestiges pour construire un nouvel établissement à un emplacement différent. La population s’opposa à cette décision moderniste : reconstruire ailleurs qu’en ce lieu ferait perdre au malade, disait-on, la baraka de Sidi Frej. Les autorités religieuses furent consultées. Convaincues qu’il n’y avait pas de saint répondant au nom de Sidi Frej enterré dans le maristane ou dans ses environs, elles donnèrent leur accord pour la reconstruction d’un nouveau maristane.

Le nouvel édifice comprenait un corps de bâtiments pour les soins médicaux et la gestion, une salle de prières, qobba, séparée de celui-ci par une cour interne aménagée en jardin andalou et destinée aux visiteurs. De chaque côté de la cour se situaient deux pavillons, un pour les hommes et l’autre destiné aux femmes.

Il ne restait de la tradition que le nom du maristane et l’appartenance au habous. Le regard médical s’imposait et la responsabilité des soins devenait dès lors dévolue à des médecins spécialisés. La gestion fut confiée à la direction de la santé publique avec le concours d’un comité comprenant les personnalités les plus représentatives de la ville de Fès. L’arrêté du 15 septembre 1951 conférait un statut au nouvel établissement et prévoyait une commission dite « Conseil technique du maristane de Sidi Frej » présidée par le pacha de la ville et comprenant des membres marocains et français.

C’est donc à travers la politique instaurée par le régime du protectorat que la pratique médicale scientifique a progressivement pris place. Pour cela il a fallu mettre en avant la décadence, l’état de délabrement, l’absence de soins qui devenaient attenants à une deuxième culture avec de nouveaux concepts, de nouvelles techniques et une nouvelle architecture.

On assistait ainsi à une rupture épistémologique par rapport au champ de la croyance. De ce fait, la croyance en la magie était transférée vers le champ du savoir scientifique. Cependant, faute d’envisager des transformations de son savoir par rapport à la société au sein de laquelle il occupait une place particulière, le psychiatre s’est fréquemment trouvé en porte-à-faux dans ses essais d’interprétation de la psychopathologie maghrébine.

Les maristanes étaient des lieux de vie, de loisir et de soins. La maladie y était considérée comme un tout et les soins impliquaient les plus hautes autorités, les médecins et les artistes avant de devenir affaire des spécialistes. Lieux de gloire et de prestige, devenus lieux d’enfermement à travers la fonction d’asile, ils témoignent bien de la grandeur et de la décadence de la dynastie mérinide.

Il ne reste aujourd’hui des maristanes que de rares vestiges. L’évolution du traitement des troubles psychiques dans les pays arabes et musulmans interroge les historiens, les philosophes, les sociologues et les médecins. L’apogée et le déclin du rationalisme de la médecine et de la philosophie arabes restent à écrire.