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l’âme du Maroc

La dynastie alaouite

Depuis le milieu du XVIIe siècle, la dynastie alaouite veille sur les destinées du Maghrib al-Aqsa, du Maroc altier du XVIIe siècle au cours duquel Moulay Isma‘īl tenait tête à Louis XIV et appelait le Roi d’Angleterre à se convertir à l’Islam, du XVIIIe siècle où Sidi Mohammed ben ‘Abdallāh, contractait des traités de commerce avec l’Europe qui lui payait tribut pour que ses corsaires n’attaquassent point leurs navires, du Maroc ombrageux et méfiant qui pensait défendre son indépendance par la ferveur religieuse et la diplomatie, du Maroc qui se tait et reçoit le protectorat comme un coup de poing, du Maroc qui s’ébroue et reprend en main les rênes de son destin, du Maroc qui se couvre de chantiers et bouscule ses vieilles torpeurs pour se lancer dans le XXIe siècle.

Au commencement, dit la légende, des pèlerins des oasis du Tafilalt, partis à La Mecque, prièrent un Chérif, descendant du Prophète, de s’en venir s’installer dans leur pays pour leur porter bonheur et améliorer leurs récoltes de dattes. Au commencement, dit l’histoire tout aussi romantique, un Chérif à l’esprit aventureux, décida de quitter l’Arabie et de suivre les tribus Ma’qil en marche vers l’Ouest. Ses descendants atteignirent le Tafilalt vers le milieu du Moyen-Âge et s’installèrent sur les bords du Ziz où ils se virent peu à peu investis, grâce à leur connaissance du Coran et leur aura de Chérifs, du pouvoir de régler les litiges entre tribus arabes et berbères et de dire le droit. Et durant de longs siècles, ce pouvoir moral leur suffit, ils prospérèrent, se multiplièrent et se disséminèrent à travers les ksours des vallées.

Au cours du XVIIe siècle, siècle terrible en ses débuts quand la peste emporta le dernier grand roi sa‘adien, Ahmed al-Mansūr, vainqueur de la bataille des trois Rois et conquérant du Bilād asSūdan, le pays sombra dans les désordres et se disloqua en deux royaumes, le royaume de Fès et le royaume de Marrakech, eux-mêmes divisés en petits émirats autour des ports ou dans les oasis, aux débouchés des grandes pistes caravanières. C’est alors que se levèrent les fils de la grande famille des Alaouites – Moulay Mohammed d’abord, puis, plus heureux dans ses entreprises, Moulay ar- Rashīd – et entreprirent de refaire l’unité de l’Empire.

Avec une poignée de fidèles, Moulay ar-Rashīd prit le chemin du Nord, bousculant les tribus berbères fidèles à la zaouïa de Dila qu’il obligea à reconnaître son pouvoir sur le Tafilalt. Mais la route de Fès et de Meknès était encore inaccessible. Il bifurqua alors vers l’Est, conquit Taza où il trouva les ressources suffisantes pour se lancer vers le Maghreb central. Se heurtant aux Turcs de la Régence d’Alger, il s’en revint vers le coeur du Royaume. Marrakech tomba, puis Fès… En quelques années il réunifia l’Empire. Homme de courage, mais de peu de scrupules, excellent cavalier, bon stratège qui savait quand il fallait se battre et quand il fallait composer, Moulay ar-Rashīd fut le fondateur incontesté de la dynastie. En chevalier, il mourut comme il vécut, les armes à la main ; ironie du sort : lui qui s’était battu contre les brigands, contre les chefs de zaouïa et les prétendants au pouvoir, perdit la vie au cours d’un tournoi, un jour de fête.

Son jeune frère Moulay Isma‘īl, qui lui succéda et qui fut de tous ses combats, associait à ses qualités de guerrier intraitable, un sens de l’État insoupçonné. Fort, si fort qu’il pouvait – disait-on – briser la moelle épinière d’un cheval d’un coup de poing, si tenace qu’il passa quarante années à pacifier son royaume, bâtisseur de villes et de palais ne répugnant pas à manier lui-même la truelle, il fut le véritable fondateur de l’État marocain tel qu’on le connaîtra jusqu’au début du XXe siècle, avec ses frontières, son mode de gouvernement.

La paix ! Moulay Isma‘īl, en malikite scrupuleux, convenait que « l’anarchie est pire que la mort ». Aussi, veilla-t-il tout d’abord à doter son Empire d’une armée puissante, associant une garde prétorienne formée d’esclaves, les ‘abids Bokhari, à une cavalerie tribale levée dans tout l’Empire.

Puis il consolida ses frontières, portant ses forces tantôt à l’est, où il voulut repousser les limites de l’empire Ottoman, tantôt au sud où il réaffirma son influence sur le Sahara. Chemin faisant, il brisa toutes les tentatives des prétendants au Trône qu’ils soient de sa famille ou descendants de chefs locaux. Enfin, il tenta de stopper le long glissement vers les plaines du centre du pays des tribus du sud, chassées par l’assèchement du Sahara et qui semaient sur leur passage les désordres et la désolation. C’est pour freiner ces migrations qu’il fit construire ces kasbahs que l’on voit encore aujourd’hui dominer les cols et les ponts sur les oueds, qu’il bivouaquait avec ses armées durant de longs mois d’hiver dans la neige de l’Atlas ou dans les plaines désertiques brûlées par le soleil. Pour contrôler les mouvements des hommes au pied de la montagne, il transporta sa capitale à Meknès, alors petit bourg aux environs de Fès, qu’il couvrit de palais et de forteresses dans ce style cher à son coeur, fait d’épais murs en pisé, qui est celui de son Tafilalt natal. On disait que ses États étaient si sûrs, qu’un juif et une femme pouvaient sans crainte aucune y circuler. Un jour qu’on lui apprit qu’un juif s’était fait molester à la frontière de son Empire, « Comment, s’écria-t-il, les brigands ont l’audace de frapper à ma porte ! ».

Guerrier, homme d’État, Moulay Isma‘īl était aussi un grand amoureux : fidèle à une vieille tradition musulmane, il prit femmes dans les grandes tribus, confortant par les alliances familiales et les liens de parenté l’unité de son Empire. Khnata bent Bakar, femme d’une grande culture, offrit aux hommes de sa tribu saharienne le privilège de prendre le titre d’ « oncles maternels » des descendants du grand roi. Une de ses femmes, d’origine corse, fut aussi l’une de ses favorites. On lui prêta aussi le projet d’épouser la princesse de Conti, fille de Louis XIV… Sa passion pour les belles étrangères ne lui fit pas oublier ses devoirs de Commandeur des croyants. Il organisa la Course sur une grande échelle, menant le jihād maritime contre ces marines chrétiennes qui menaçaient ses côtes et lui interdisaient l’accès aux marchés européens et américains… Mais son oeuvre pâtit de l’absence de règles de succession claires, faiblesse de la plupart des monarchies musulmanes. La tradition voulait que le Souverain régnant désignât son successeur. Mais c’était sans compter avec la réalité des choses : tout prince pouvait légitimement prétendre au trône et les fils de Moulay Isma‘īl étaient si nombreux, soutenus les uns par les tribus de leurs mères, les autres par une partie de l’armée régulière ! Ceci valut au royaume, à la mort du Sultan en 1727, trente ans de désordres et de destructions.

Ce n’est qu’au milieu du XVIIIe siècle, que son petit-fils, Sidi Mohammed, dont le père Moulay ‘Abdallāh fut intronisé et destitué à quatre reprises, parvint à ramener la paix dans ses États. Gouverneur de Marrakech avant son intronisation, il sut se faire respecter pour ses qualités d’homme d’État, soucieux de justice et d’équité, préoccupé de la situation de ses administrés. Fin connaisseur de la situation internationale, le Sultan tenta de capter le commerce avec l’Afrique que détournaient vers les côtes atlantiques les négociants européens, en faisant de Mogador-Essaouira le débouché des caravanes qui franchissaient le désert. Il fit de cette petite ville, ancien comptoir portugais, la première ville moderne du pays. Conçue par un Français qui était à son service, elle fut dotée d’un plan géométrique et des équipements maritimes, douaniers mais aussi financiers les plus adéquats à un port international. Conscient du rôle que pouvait jouer le commerce international dans la prospérité de ses États, il conclut près d’une trentaine de traités de commerce avec les principales puissances européennes, la France, l’Espagne, la Grande-Bretagne, les pays scandinaves, etc.

Mais Sidi Mohammed savait que la Course à laquelle il ne pouvait renoncer, du fait de ses convictions religieuses et du rapport de force en mer, l’obligeait à protéger ses places maritimes des représailles européennes : aussi fortifia-t-il les ports et y installa des garnisons permanentes. L’unité du Royaume était l’une de ses préoccupations majeures. Il poursuivit l’oeuvre de son grand-père, tentant de freiner le mouvement des tribus, source d’anarchie. Conscient de la menace que faisait peser sur l’unité du Royaume l’influence des zaouïas – ces institutions religieuses émanation des confréries qui avaient contribué un siècle plus tôt à la dislocation du pays –, il encouragea la diffusion au sein des élites marocaines du Wahhabisme, cette doctrine dogmatiquement attachée à l’unité du rite, née en Arabie à la fin du XVIIIe siècle et à laquelle il fut d’autant plus sensible qu’il était un fin lettré, un véritable faqīh.

À sa mort, son oeuvre fut menacée par son successeur, Moulay Yazid, plus condottiere que véritable prince, qui s’était rendu coupable de bien des méfaits du vivant de son père et qui sema le trouble par ses expéditions violentes et ses exactions. Au bout de deux ans, outrés par ses débordements, les notables intronisèrent son frère Moulay Sulaymān.

Le XIXe siècle s’annonçait sous de mauvais auspices pour le Maroc. Le vacarme des guerres napoléoniennes résonnait jusque sur les côtes du pays. D’Égypte parvenait la rumeur de l’invasion française. L’Espagne voisine résistait, les Anglais de Gibraltar faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour obliger le Souverain à rompre sa prudente neutralité. Moulay Sulaymān crut qu’en fermant son pays aux étrangers, dont il cantonna à Tanger, loin de ses capitales, les représentants officiels, en interdisant à ses ressortissants de se rendre en Europe, en renonçant à la Course, il préserverait la tranquillité de ses États. Mais le pays traversait une période difficile, la peste importée d’Orient par les pèlerins et les commerçants vidait les plaines atlantiques, les bras manquaient pour travailler les champs et les tribus du sud, chassées par la sécheresse, se disputaient les terroirs les plus riches. Le Souverain adopta la seule réforme qu’il pouvait envisager en tant qu’homme de tradition, une réforme morale et religieuse : mais en essayant d’imposer le Wahhabisme que ses élites avaient adopté, et en combattant les zaouïa, il accrut les désordres et dut se retirer.

Aussi le Maroc était-il bien affaibli à l’heure où la révolution industrielle jeta les puissances européennes à la conquête du monde, à la recherche de marchés, de sources d’énergie et de matières premières. Ce fut Moulay ‘Abderrahmān qui dut faire face aux deux conflits qui opposèrent le Maroc à la France, en 1844, et à l’Espagne, en 1859-60, guerre dont il ne connut pas l’issue puisqu’il décéda avant la fin des combats. Le royaume affrontait cette nouvelle conjoncture internationale avec des armes, des institutions, des mentalités héritées d’une autre époque : l’armée était celle mise sur pied par Moulay Isma‘īl, plus force de police que machine de guerre apte à affronter un ennemi doté d’une puissance de feu inconnue jusque-là. Se doter d’armes modernes signifiait trouver de nouvelles ressources dans un pays à l’économie vivrière, régulièrement menacée par la sècheresse, où le commerce national et international reposait sur des techniques et des réseaux datant du Moyen-Âge, où les clercs s’opposèrent, jusqu’à la fin du siècle, à la réforme de l’impôt du fait de ses fondements coraniques.

Mais même la perception du danger était anachronique : lorsque les Français débarquent à Alger, les Marocains croient à des opérations de représailles telles que les subissaient les ports d’attache des corsaires maghrébins depuis le XVIe siècle. Lorsque s’effondre le pouvoir de la Régence d’Alger, à l’appel des gens de Tlemcen, ils voient l’heure venue de prendre leur revanche sur les Ottomans qui, depuis le XVIe siècle, leur ferment le Maghreb central. Lorsque les troupes marocaines affrontent les troupes françaises à Isly, les Marocains sont convaincus de pouvoir les vaincre comme ils vainquirent les Portugais à la bataille des Trois Rois, en 1578, avec la même stratégie et les mêmes armes. De même, lorsqu’en 1859 les Espagnols franchissent les limites de Sebta, les Marocains ne voient dans cette initiative qu’une de ces escarmouches qui depuis le XVe siècle opposent les Mujahidin de la région aux chrétiens du Préside… On avait alors mal pris la mesure des changements qui se déroulaient en Europe : certes des voyageurs, des ambassadeurs, des lettrés d’Orient confrontés plus tôt à l’impérialisme européen, décrient les innovations techniques, le progrès social, etc., que connaissait l’Europe occidentale. Mais cela n’alerta ni le gouvernement, ni les élites et ils demeurèrent convaincus que l’isolement d’abord, puis, lorsqu’il fut impossible de maintenir les étrangers à l’écart, la mise en compétition des appétits occidentaux pouvaient préserver leur autonomie et leur manière d’être. Lorsqu’il s’avéra qu’il fallait que « tout change pour que rien ne change » et qu’ils se décidèrent à réformer leurs institutions, aucun plan d’ensemble ne fut adopté et les réformes se résumèrent à des initiatives décousues et souvent anachroniques.

Moulay ‘Abderrahmān, que l’on voit sur le tableau célèbre de Delacroix recevoir une ambassade française devant Bāb Mansūr à Meknès, hiératique, fidèle à un protocole hérité du XVIe siècle, voire de plus loin, soucieux d’améliorer la communication avec les puissances européennes, fonde à Tanger un embryon de ministère des Affaires étrangères, Dār Niaba. Pour améliorer les services de l’armée, il crée à Meknès une école de topographes.

Son fils, Sidi Mohammed, curieux d’innovations techniques et conscient de la nécessité de former des chefs compétents pour ses armées, envoya des jeunes gens étudier en Égypte puis à Gibraltar et enfin dans les grandes capitales européennes. Mais l’argent manqua au plus réformateur des sultans de cette période : la lourde indemnité de guerre exigée par l’Espagne en 1860 pour l’évacuation de Tétouan, pèsera lourdement sur les finances de l’État jusqu’à la fin du siècle.

Son successeur, Moulay Hassan dont la personnalité exceptionnelle illumine cette fin douloureuse de siècle prend un certain nombre d’initiatives, notamment dans le domaine militaire, pour défendre l’indépendance de son royaume de plus en plus menacée. Il tente d’instaurer la conscription pour le recrutement, poursuit la formation des hommes, envoyant des étudiants à l’étranger, invitant des missions militaires étrangères pour instruire l’armée, achetant des armes en Europe, créant une armurerie à Fès, renforçant sa marine… Durant 26 ans de règne, il parcourut son Royaume, luttant contre la sédition causée par les disettes et les intrigues étrangères, affirmant sa souveraineté jusque sur les marches de son royaume. Il combattit, sans succès, le système de « la protection individuelle », avatar des capitulations, qui soustrayait juridiquement et fiscalement à son autorité les plus riches de ses sujets associés aux marchands étrangers. La conférence internationale de Madrid de 1880, réunie à cet effet, ne lui donna pas satisfaction, la protection était une arme trop efficace pour la pénétration des intérêts des puissances européennes.

Peu d’années après sa mort, en 1894, les jeux sont faits : la compétition entre la France et le Royaume Uni qui avait donné quelque répit au pays s’achève. L’Entente cordiale de 1904 reconnaît l’influence du Royaume-Uni en Égypte et celle de la France au Maroc, la France acceptant d’abandonner la façade méditerranéenne à l’Espagne sous les pressions des Britanniques qui répugnent à la voir s’installer face à Gibraltar. Mais le Maroc n’est pas prêt à faire face à cette nouvelle conjoncture. Le jeune adolescent qui succède à Moulay Hassan est conscient de la nécessité de moderniser son royaume, Moulay ‘Abdelaziz rêve de chemins de fer, de bateaux à vapeur… Mais il est trop tard, ses réformes, et notamment celle de l’impôt, dressent contre lui les propriétaires terriens, les chefs de zaouïa et les clercs ; le trésor est vide, et le gouvernement ne peut mater les troubles que multiplient la pauvreté et les interventions étrangères. Le Sultan tente, pour défendre encore l’indépendance du pays, de jouer l’Allemagne contre la France. Mais à la conférence d’Algésiras de 1906, les puissances mettent le pays, terriblement endetté, sous contrôle international. Face à cet échec, Moulay ‘Abdelaziz est obligé de se retirer et son frère Moulay Hafid, intronisé deux ans plus tard par les forces les plus conservatrices du royaume, échoue à sauvegarder l’indépendance du pays : le 30 mars 1912, il signe sous la menace de l’armée française qui occupe Fès, le traité de protectorat. L’été suivant, le soupçonnant d’être en contact avec la résistance marocaine à la colonisation, le Résident général Lyautey le contraint à abdiquer.

Certes, le rapport de force entre un pays préindustriel et une puissance impérialiste était par trop inégal. Certes, le Maroc n’a pas su, ou pas pu, se lancer vers le progrès à marche forcée pour se donner les moyens de tenir tête aux puissances impériales. Mais, peut être aussi était-il trop proche de cette Europe au sommet de sa puissance pour que celle-ci lui laissât une chance de préserver son indépendance.

Ce qui a le plus cruellement manqué au Maroc au moment de l’épreuve, ce sont les moyens financiers pour entreprendre les réformes, une armée moderne et la paix intérieure, ces trois éléments agissant dialectiquement les uns sur les autres, aggravant ainsi la situation : la pression fiscale dans un pays exsangue suscitait les troubles qui empêchaient la perception de l’impôt, ce qui réduisait les ressources de l’État qui ne pouvait donc disposer de forces de police suffisantes pour mettre fin aux désordres.

L’expérience acquise en Algérie, à Madagascar et en Indochine inspire aux autorités françaises le maintien des structures politiques et sociales du pays et notamment le maintien de la monarchie et des élites culturelles et politiques. L’article premier du traité de protectorat stipule à cet égard : « Ce régime sauvegardera la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du Sultan, l’exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses et notamment celles des habous. Il comportera l’organisation d’un makhzen chérifien réformé ».

Les forces d’occupation avaient d’autres moyens que la vieille armée marocaine pour réduire les désordres et freiner les convoitises extérieures. La conquête du pays se veut « pacification » pour se situer dans le prolongement des harka, des opérations de police menées contre la sédition au cours des siècles précédents. D’autre part, le protectorat, indifférent à l’influence des clercs, pouvait donc entreprendre les réformes nécessaires et notamment la réforme de l’impôt. La France a désormais les moyens de créer les structures financières et monétaires pour moderniser le pays, pour former les hommes, construire routes, chemins de fer et ponts, pour équiper les ports et exploiter les richesses du royaume. Moulay Yūsuf, qui succède à son frère en 1912, entouré de tous les égards par le Résident général Lyautey dont on connaît les sympathies royalistes, s’interroge comme tous les lettrés sur les causes qui ont amené la mise sous tutelle de son pays. Certains notables, refusant de voir une partie du Dār el-Islam soumis à un État non musulman, s’exilent pour un temps ou pour toujours, d’autres collaborent, tel Abū Chou‘aïb Doukkali, adepte de la Salafiya issue du Wahhabisme qui devient ministre de la Justice, d’autres enfin se taisent, se soumettent à ce qu’ils considèrent comme l’expression de la volonté de Dieu d’éprouver les croyants. Moulay Yūsuf veut comprendre : chaque année il se rend en France, avec ses enfants, visitant infatigablement usines, foires commerciales, exploitations agricoles, voyageant par mer, par la route, empruntant les chemins de fer, sentant confusément que c’est par la technique, par le progrès économique, par le savoir que la France s’était imposée à son pays.

Son jeune fils qui lui succède en 1927, retiendra la leçon. Il fonde au sein même du palais une école pour ses enfants, garçons et filles à qui il donnera pour camarades les plus brillants parmi ses sujets. Auprès de l’éducation religieuse traditionnelle, il leur fait dispenser l’enseignement le plus moderne, ouvert sur les langues étrangères et les disciplines scientifiques. Mais après le départ de Lyautey, le protectorat s’est peu à peu dévoyé. Le régime sert la colonisation plus qu’il ne sert le Maroc. La contestation se développe alors, une résistance nouvelle qui n’a plus rien à voir avec la siba d’antan apparaît : les premiers partis politiques marocains voient le jour au cours des années trente, ouvriers et fonctionnaires adhèrent aux syndicats. Sidi Mohammed ben Yūsuf est attentif à ces changements : mais les bruits de botte qui annoncent la Seconde guerre mondiale freinent ses initiatives.

Il prend alors en 1939 la décision courageuse de ranger loyalement le Maroc aux côtés des Alliés et, contre la volonté de la Résidence générale inspirée par le régime de Vichy, non seulement il refuse l’application des mesures anti-juives, mais appuie en outre le débarquement américain de novembre 1942. Grâce à ce choix, rare dans les pays colonisés, il sait que désormais la libération de son pays n’est plus qu’une question de temps : Roosevelt le lui promet à la conférence d’Anfa en janvier 1943.

Mais après la guerre, la France refuse de négocier tout projet d’indépendance et souhaite, au contraire, transformer le protectorat en régime de co-souveraineté. Durant près d’une décennie, en concertation avec les partis nationalistes parmi lesquels le parti communiste marocain, Sidi Mohammed résiste pacifiquement aux pressions, résistance qui lui vaut, en août 1953, d’être exilé à Madagascar. L’Espagne, qui n’a pas été consultée et qui entretient de bons rapport avec le monde musulman, refuse le fait accompli et tolère, dans sa zone de protectorat, l’activité des nationalistes marocains. Durant plus de deux ans le Maroc est secoué par les attentats et les émeutes. Pourtant jamais le Sultan n’appela à la violence. L’exaltation des Marocains est alors à son comble et par la chanson, par les pamphlets, par les tracts et les slogans, ils réclament le retour du roi martyr et imaginent voir son beau visage se refléter sur la surface de l’astre lunaire. Son retour dans son pays, le 16 novembre, est un triomphe : l’indépendance du Maroc, pour les Marocains, ne date pas de la signature du traité d’indépendance le 2 mars 1956, mais du vendredi 18 novembre 1955 lorsqu’à la grande mosquée almohade de Rabat, dominée par la Tour Hassan, il inaugure le prône en remerciant le Seigneur « d’avoir dissipé les nuées » qui obscurcissaient le ciel du pays.

Mohammed V est non seulement le père de l’indépendance mais aussi le véritable modernisateur du pays. En effet, conscient du fait que l’absence de règle de succession, qui caractérise tous les régimes monarchiques musulmans précoloniaux, est la cause de l’instabilité politique qui se développe à chaque interrègne et qui remet en cause tous les acquis, il instaure la règle de primogéniture et fait proclamer, de son vivant, son fils aîné, Moulay Hassan, prince héritier. Conscient aussi de la nécessité de moderniser le système politique marocain, bien avant l’indépendance, il donne aux partis politiques une légitimité certaine en les recevant et les consultant. Enfin, il actualise « la shura », la consultation préconisée par le Coran, en instituant dès 1957 l’Assemblée Nationale Consultative au sein de laquelle toutes les forces politiques sont représentées et ce, en attendant l’élaboration d’une constitution. En 1958, il promulgue la charte des libertés publiques qui protège les droits de l’homme et interdit le parti unique, faisant le choix, courageux à l’époque, de la démocratie libérale. Pacifiste de conviction, ayant évité la violence au temps de la lutte contre le protectorat, il refuse de faire adhérer son pays à tout pacte militaire, établit des relations étroites avec l’Est et l’Ouest, notamment avec les ex-puissances coloniales, et affirme sa foi dans le rôle des Nations-Unies en faveur de la paix et de la sécurité internationale.

D’autre part, il montre à ses sujets que le principal défi est désormais le développement économique et social en encourageant la scolarisation des jeunes et la modernisation de l’agriculture. Il se fait photographier conduisant un tracteur, redonnant ainsi au paysan toute sa dignité et reconnaissant sa place dans l’édification du Maroc moderne. Enfin, il est le véritable promoteur de l’émancipation de la femme, en veillant à l’éducation de ses filles, en autorisant son aînée, Lalla ‘Aïcha, non seulement à prononcer publiquement un discours à Tanger en 1947, mais en acceptant qu’elle le fît sans voile, le visage découvert, devenant ainsi un modèle et le symbole du Maroc nouveau auquel il aspirait. Hassan II qui lui succède en 1961, va régner durant 38 ans. Lorsqu’il meurt en juillet 1999, des millions de Marocains le pleurent comme un père. Pourtant son règne ne fut pas paisible : la fracture de la Guerre froide traversait alors le champ politique marocain. Le roi dut déjouer plusieurs complots, et la répression sévère qu’il mit en oeuvre, a laissé des traces jusqu’à aujourd’hui. Au cours de ces « années de plomb », le pays fut aussi secoué par des tentatives de soulèvement, des émeutes, en 1965, en 1973, en 1981, etc., dont les causes étaient le chômage, la faim, les inégalités sociales.

Ce n’est qu’à partir de 1975 que, peu à peu le climat s’améliore et que le Roi réussit à rétablir le consensus des premières années de l’indépendance en prenant l’initiative de la décolonisation du Sahara. Mais cet apaisement n’est possible que parce que le pays a connu des avancées indéniables : la constitution adoptée en 1961 et suspendue de 1965 à 1972, a été amendée à quatre reprises. Les libertés publiques, liberté d’association qui n’a jamais été remise en question et qui a évité au pays la douloureuse expérience du parti unique, liberté d’expression limitée souvent par des règles non écrites, etc., ont été, certes, imparfaitement respectées mais leur principe n’a jamais été remis en cause. Si l’on déplore les insuffisances du développement industriel et les carences en matière de formation des hommes, la politique des barrages, controversée en son temps, unanimement saluée aujourd’hui, a permis au pays d’échapper aux graves pénuries d’eau que connaissent ses voisins et favorisé la naissance d’une agriculture moderne dynamique. De même, si la manière dont a été menée la lutte pour la restauration de l’intégrité territoriale a laissé de nombreux problèmes en suspens, il est indéniable que la Marche verte de 1975 a permis une récupération quasi pacifique du Sahara. Car en effet, malgré des conjonctures difficiles, en 1963, puis en 1977, etc., alors que l’opinion était d’humeur belliqueuse, Hassan II a su garder la tête froide et éviter aux peuples de la région des embrasements tragiques. Il restera aussi l’un des chefs d’État arabes et musulmans qui aura le plus travaillé au règlement pacifique du conflit israélo-arabe.

Hassan II ne fut pas un chef d’État ordinaire. Il fut un grand séducteur qui maîtrisait parfaitement les médias modernes : lorsqu’il voulait convaincre, il s’adressait à son peuple, non pas en arabe classique, mais en marocain, truffant son discours, aux accents marrakchis, de proverbes populaires et d’expressions savoureuses. Il aimait donner des interviews aux grands journaux étrangers, et dans un français impeccable, il étalait son exceptionnelle érudition, citant Thucydide, Fukuyama… Hassan II savait aussi jouer de l’image : il se laissa photographier en smoking, en chemisettes bariolées, en batttle dress : on le voit accroupi, en tenue d’été, achetant du pain à une vieille paysanne du Rif assise à même le sol, couverte de son grand chapeau… Féru de modernité, passionné par la technique et les sciences, Hassan II était aussi homme de tradition : il a remis au goût du jour la djellaba marocaine, désormais plus courte, accompagnée de couvre-chefs divers, turban berbère, tarbouche oriental, coiffe traditionnelle des sultans du Maroc. Le caftan, tenue de rigueur des cérémonies officielles, demeure, grâce à lui, un vêtement contemporain, une tradition vivante. Homme de goût, il a contribué à revivifier le patrimoine architectural marocain, veillant personnellement à la restauration des palais royaux et des édifices religieux du Royaume, encourageant ainsi la préservation des vieux métiers et d’anciens savoir faire.

Le patrimoine architectural, l’esthétique urbaine est aussi une passion du Roi Mohammed VI qui, depuis son accession au Trône, le 30 juillet 1999, parcourt le royaume en inaugurant partout des chantiers pour la réhabilitation et la restructuration des grandes villes comme des bourgs plus modestes. Sa capitale, Rabat, est transfigurée par l’aménagement des rives de l’oued Bou-Regreg, la restauration des monuments et de la vieille ville qui surplombent la vallée. Les jardins publics, les squares, les ronds points, les grandes avenues qui redessinent les villes de Rabat, de Marrakech, de Casablanca, de Fès, de Meknès et même d’Oujda et d’ailleurs, retrouvent vie et se couvrent de fleurs. Passion d’esthète mais aussi souci de justice sociale et de dignité : partout les bidonvilles qui prolifèrent depuis cinquante ans sont en voie de démantèlement, remplacés par de nouvelles villes aux vieux noms de Tamesna, Tamansourt… qui les enracinent dans l’histoire du pays. Ces cités sont insérées dans un réseau d’autoroutes internationales qui relient Marrakech à Tanger et au-delà au nord de l’Europe, une douzaine d’entre elles abritent des aéroports internationaux qui desservent les grandes villes d’Europe et d’ailleurs. Pour la première fois, depuis le Moyen-Âge, le Maroc se tourne vers sa façade méditerranéenne : le port Tanger-Med, est le futur hubb entre l’Afrique, le Moyen Orient et l’Europe. Le Maroc prend donc le train de la mondialisation et se prépare à l’ouverture de la zone de libre échange maroco-européenne.

On ne peut plus laisser les campagnes s’enfoncer dans leur retard et fébrilement on se mobilise pour introduire l’eau potable, l’électricité, le téléphone, le téléphone mobile, l’Internet dans les endroits les plus reculés. Aussi voit-on les bourgs et les hameaux faire un bond prodigieux vers le futur en moins de dix ans. Mais, le progrès est le fruit de l’effort des hommes avant d’être celui de l’introduction de techniques.

Il a fallu d’abord instaurer un climat propice aux réformes, apaiser les tensions sociales et solder l’héritage des « années de plomb ». Une des grandes ambitions du règne est de former des hommes et des femmes de progrès mais aussi de réparer l’injustice faite aux femmes, en encourageant la scolarisation de la petite fille, en réformant la moudawana, initiative courageuse au moment où les crispations fondamentalistes se manifestent dans tout le monde musulman.